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M. d’Ambron ne répondit pas tout d’abord ; un nuage de pourpre teignait la pâleur de son front ; un violent combat avait lieu dans son cœur ! Enfin, faisant un effort sur lui-même :

— Joaquin, dit-il d’une voix grave et émue, votre exigence m’est pénible, mais je reconnais qu’elle est juste. Quelque fondés que puissent être mes soupçons, ils ne sauraient m’affranchir de la reconnaissance réelle que je vous dois.

— Au fait, Luis, au fait ! De quoi m’accusez-vous ?

Le jeune homme réunit tout son courage, car ses sentiments les plus intimes étaient cruellement froissés, et courbant malgré lui la tête devant le pénétrant regard de son hardi interlocuteur :

— Je vous accuse, señor Joaquin, dit-il lentement, d’aimer ma femme, madame la comtesse d’Ambron, et de nourrir des espérances qui, pour être déplacées et ridicules, n’en constituent pas moins, et pour elle et pour moi, une impardonnable injure.

— Ah ! c’est d’aimer Antonia que vous m’accusez ! s’écria Joaquin Dick avec un inexprimable élan d’indignation et de passion. Alors, Luis, vous ne connaissez pas toute l’étendue de mon crime !… J’aime Antonia, dites-vous ! Que ce mot est donc froid, mon Dieu ! pour rendre la tendresse qui déborde de mon âme ; car ce que j’éprouve pour Antonia n’a pas de nom dans la langue humaine !… Ce mot serait trop beau pour la terre, Dieu a dû le réserver pour le ciel !… Regardez-moi bien en face, Luis !… voyez mes cheveux… ils sont gris, n’est-ce pas ? Hier ils étaient noirs encore !… Vous vous étonnez que peu d’heures aient suffi pour éteindre le soleil de l’été sous les glaces de l’hiver ! Eh bien ! ce n’est pas en un jour, c’est en une seule minute que ma chevelure a blanchi ! Je suis arrivé à la vieillesse sans transition. Je n’ai pas eu d’automne ! Et voulez-vous connaître maintenant, Luis, la cause de ma terrible métamorphose ? c’est que, hier, le point de mire de ma carabine a menacé le cœur d’Antonia ! Ah ! ne m’interrompez pas !… ne m’interrompez pas !… Mon désespoir, si vous vouliez en arrêter le cours, monterait de mon cœur à mon cerveau et briserait ma raison !… Je ne veux point être fou… Antonia a besoin de moi !… Que vous disais-je donc ? Ah ! je vous racontais que j’ai été hier sur le point de tuer Antonia. Moi, tuer Antonia !… Oui ! il s’agissait de sauver son honneur ! mieux encore : de l’arracher à un long et épouvantable supplice, car je connais cette noble et chaste enfant. Une tache dans son passé changerait sa vie future en une continuelle et lente torture. Je devine les questions que vous allez m’adresser. Je vais tout vous dire.

Je suivais depuis trois jours la troupe des bandits du marquis de Hallay, lorsque hier, un peu avant la tombée de la nuit, je vis ce misérable entrer dans le chariot où Antonia est retenue prisonnière ! Vous exprimer ce qui se passa alors en moi ne serait pas possible ! Je suis à me demander comment j’eus le terrible courage de ne pas m’élancer au secours d’Antonia. Il me fallait, pour me retenir, la conviction que ma mort serait la perte de cette chère et adorable enfant. Une minute, qui me parut un siècle, s’écoula. Tout à coup un cri déchirant retentit jusqu’au plus profond de mon cœur, et ce cri était poussé par votre femme ! Par un mouvement involontaire et plus prompt que la pensée, je me levai d’un bond, car j’étais couché derrière une touffe d’herbe, et j’armai ma carabine !… Je vis alors la tête d’Antonia apparaître à travers les barreaux du chariot ; puis un peu en arrière et dans l’ombre, j’aperçus comme deux points lumineux qui brillaient d’un sinistre éclat… c’étaient les yeux du marquis !… Ce fut alors que j’épaulai, mon arme !… Que Dieu me pardonne la pensée de l’action que, sans la retraite de Hallay, qui s’éloigna précipitamment, j’aurais commise ! j’aurais tué la femme pour sauver l’ange ! Pour la troisième fois, je vous le répète, ne m’interrompez pas ! Vous vous étonnez et vous vous indignez que ma carabine soit restée muette en présence de ce misérable de Hallay ? Oh ! si vous saviez la force de volonté que j’ai dû déployer pour résister à la vertigineuse tentation de punir cet infâme, au lieu de me blâmer, vous me plaindriez. Réfléchissez donc que frapper mortellement le marquis, c’est livrer Antonia à la ragé de deux cents abominables bandits. Ces gens-là croient que votre femme est instruite des mystérieuses cachettes ou repose l’or qu’ils convoitent. S’ils étaient, privés de leur chef, Antonia deviendrait leur unique espoir. À quelles extrémités ne se porteraient-ils pas pour contraindre la pauvre enfant à leur révéler, son prétendu secret ! Le marquis n’a donc rien à redouter, en ce moment-ci, de ma colère ; sa protection, quelque, pénible et odieuse que me soit cette pensée, est utile, indispensable à la sécurité d’Antonia. À présent que je vous ai appris, Luis, combien est désespérée la position de votre femme, repousserez-vous toujours l’offre de mon dévouement aveugle et sans bornes ? À présent que vous savez quelle action j’ai été hier sur le point d’accomplir, direz-vous toujours que ma tendresse est un outrage pour la comtesse d’Ambron ?

Le Batteur d’Estrade se tut ; une sueur froide perlait sur son front, si habitué et si insensible pourtant aux atteintes de la fatigue et aux ardeurs du soleil. Les angoisses d’une douleur morale avait dompté et abattu cette nerveuse et riche organisation, contre laquelle les excès et les souffrances physiques ne pouvaient rien.

Quant à M. d’Ambron, l’émotion que le récit du Batteur d’Estrade avait produite sur lui était si forte, qu’il resta pendant près de cinq minutes sans pouvoir prononcer une parole : il semblait frappé de paralysie.

— Oui, señor Joaquin, dit-il enfin, je refuse l’offre de votre dévouement, je n’accepte pas votre alliance. Oh ! ne m’accusez pas d’un criminel orgueil. Dieu m’est témoin que, pour sauver Antonia, je ne sacrifierais pas, ce mot dénaturerait ma pensée, mais je donnerais ma vie avec une joie qui approcherait du délire. Mais rien, rien au monde ne saurait me faire enfreindre les règles de l’honneur. Le devoir n’est pas un mot qu’un honnête homme attache à son existence, de même qu’un parvenu accroche un écusson aux panneaux de sa voiture pour éblouir les niais ! Le devoir, c’est l’âme de l’honnête homme… Un honnête homme ne vend pas son âme ! Malgré moi, Joaquin, je suis attendri, presque reconnaissant de l’attachement que vous portez à Antonia ; mais cette pitié est tout ce que je puis vous accorder !… Adieu, señor, nous ne devons plus, nous ne pouvons plus nous revoir !…

M. d’Ambron s’éloignait, lorsque Joaquin, s’élançant brusquement vers lui, le saisit par la main : au chaud et