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— Comment sais-tu cela, puisque tu ne m’as pas quitté, et que moi je l’ignore ?

— Parce que, tandis que vous rêvez tout éveillé, moi j’observe.

— Et qu’as-tu observé ?

— Oh bien des choses qui, si je vous les racontais, vous sembleraient insignifiantes.

— Mais encore ?

— J’ai vu tantôt, par exemple, passer un troupeau de daims et une compagnie de poules sauvages dont la course et le vol, opposés aux parages qu’ils affectionnent et qu’ils fréquentent, indiquaient un effroi prolongé que la présence de l’homme devait seule produire.

— Qui t’assure qu’un ours gris n’était pas l’auteur de cette panique ?

— Les ours gris ne poursuivent pas, que je sache, le gibier ailé !…

— Mais des indiens ?

— La poudre est trop rare au désert, et les Indiens sont trop avares de la leur pour qu’ils la gaspillent à tirer sur des poules. Les animaux ne sont pas aussi dénués de bon sens que les savants des villes se l’imaginent. De même que nous, ils observent et ils réfléchissent. Or, les oiseaux savent fort bien qu’ils n’ont rien à redouter des Peaux-Rouges, aussi ne s’enfuient-ils pas à leur approche.

— Et quelle direction suivaient ces daims et ces poules sauvages ?

— Celle du midi.

— Ainsi, c’est vers le nord que je dois me diriger ?

— Décidément, monsieur d’Ambron, vous ne voulez donc pas attendre le señor Joaquin ?

— Non !…

Le Canadien, qui était à moitié couché sur le côté droit, la joue appuyée sur son poing, et son coude sur la terre, s’étendit sur le dos, et plaçant ses deux mains, en guise d’oreiller, sous sa tête :

— L’on ne m’a pas donné l’ordre de vous retenir de force, dit-il avec flegme. Bon voyage, monsieur ; laissez-moi ajouter, avec tout le respect que je vous dois, que vous faites une sottise. Il se peut que le señor Joaquin soit amoureux de votre femme, mais je suis convaincu qu’il vous porte une véritable amitié ! Bien certainement, il vous aurait été utile !…

Le géant, les paupières à moitié fermées et ses grosses lèvres entr’ouvertes, se disposait à dormir, quand un souvenir importun se présenta à sa pensée.

— Si je n’avais pas d’abord enlevé cette pauvre Antonia de son rancho, se dit-il, elle ne serait pas à présent au pouvoir du marquis, et ce brave d’Ambron ne courrait pas à une mort à peu près certaine. Je suis donc la cause véritable et première du malheur qui va lui arriver. Ma foi, c’est bien le moins alors que j’aille seller son cheval

Le Canadien, nous le répétons, avait, depuis son aventure avec le Batteur d’Estrade, considérablement gagné sous le rapport de la conscience et de la sensibilité.

Il se leva aussitôt, sans hésiter, quelque douce que lui fût la position horizontale qu’il venait de prendre ; mais il aperçut le jeune homme déjà en selle.

M. d’Ambron lâchait la bride et donnait de l’éperon à sa monture, quand une voix singulièrement timbrée et qui avait quelque chose de métallique le fit tressaillir d’abord puis peu après s’arrêter. Il avait reconnu la voix du Batteur d’Estrade.


XVII

LE PÈRE ET L’ÉPOUX.


Le Batteur d’Estrade se tenait appuyé, sombre et immobile, contre le socle informe et massif de l’idole. Son costume, d’une étoffe grossière et d’une coupe américaine, lui donnait de prime abord l’apparence d’un pionnier yankee. Il portait une carabine à deux coups ; ses fortes chaussures n’avaient point d’éperons ; une courte et épaisse lanière en cuir, qui lui servait de fouet ou de cravache, était attachée à son poignet droit par une espèce de dragonne.

M. d’Ambron, après une indécision due plutôt, sans doute, à la surprise qu’au raisonnement, avait mis pied à terre et s’était avancé lentement vers Joaquin Dick.

L’attitude sévère du Batteur d’Estrade et le peu d’empressement du jeune homme donnaient au début de cette réunion une froideur presque hostile.

Joaquin Dick avait, en quinze jours, vieilli de vingt ans.

Ses joues étaient caves, ses yeux enfoncés dans leur orbite, son dos était voûté et des cheveux gris remplaçaient sa chevelure naguère noire comme l’aile d’un corbeau.

L’étonnement de M. d’Ambron et de Grandjean amena un indéfinissable et fugitif sourire sur le visage de Joaquin.


— Vous me trouvez bien changé, n’est-ce pas ? leur dit-il d’une voix dont la pénétrante mélancolie les fit tressaillir. Après m’avoir connu jadis dans tout l’éclat de ma force et de ma fierté, vous me voyez écrasé maintenant par la conscience de ma faiblesse. Hélas ! c’est que l’orgueil de l’homme lui vient uniquement de son impunité ! Quand la Providence commence le châtiment, les plus orgueilleux et les plus superbes tremblent devant sa justice. Le doigt de Dieu m’a marqué au front !…

Un silence de près d’une minute suivit ces quelques mots du Batteur d’Estrade ; ni le comte ni le Canadien n’osaient l’interroger. Les grandes douleurs, quand elles sont noblement avouées et dignement supportées, inspirent toujours un respect involontaire. Joaquin reprit bientôt la parole, mais ce fut cette fois d’un ton bien différent, c’est-à-dire avec une brusquerie qui avait quelque chose de farouche.

— Comment se fait-il, Grandjean ? s’écria-t-il, que lorsque je suis arrivé, M. d’Ambron partait seul ? Espérais-tu reconnaître par ce lâche abandon la confiance que je t’ai témoignée, racheter le crime que je t’ai remis ? As-tu donc oublié qu’en quittant la Ventana je t’ai laissé aux ordres du comte ?

— Mais, seigneurie !…

— Tais-toi, et retiens bien ce que je vais te dire. À partir de ce moment-ci, Grandjean, je te donne à M. d’Ambron ! Tu es son esclave… sa propriété !… S’il te demande d’attaquer, même sans aucun espoir de vaincre,