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— Regardez-moi bien en face, monsieur, dit l’Américaine d’une voix sourde, et si après vous doutez encore de ma véracité, c’est que vous n’avez jamais aimé.

M. de Hallay considéra alors la jeune fille, que, dans son impatience d’avoir des nouvelles d’Antonia, il avait remarquée à peine, et cet examen amena tout aussitôt un cri d’étonnement sur ses lèvres. Le changement qui s’était opéré dans miss Mary était prodigieux ; elle n’était pour ainsi dire plus reconnaissable.

Les contours arrondis de son visage, jadis si placide, avaient fait place à des lignes anguleuses d’une sombre énergie, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; une teinte bistrée avait effacé la fraîcheur saxonne de ses joues, et le souffle de la passion avait bruni le vermillon de ses lèvres.

— Vous me trouvez bien changée, n’est-ce pas, monsieur ? reprit-elle tristement, c’est que j’ai aussi bien souffert !… Oh ! les ravages de ma figure ne sont rien en comparaison de ceux de mon cœur !… Je n’aurais jamais cru que l’on pût souffrir autant sans devenir folle ou sans mourir !…

— Vous ne devez imputer votre malheur qu’à vous-même, miss ! dit le marquis avec un égoïsme qui touchait à la dureté. Si vous aviez loyalement tenu la promesse que vous m’avez faite, ce mariage ne se serait pas accompli… Permettez-moi de m’étonner qu’en présence d’un événement aussi grave, aussi décisif, vous n’ayez pas su consacrer à l’action une partie de l’énergie que vous avez dépensée en souffrance.

— Ce qui signifie, en d’autres termes, marquis, que j’aurais dû conjurer la destinée par un crime ? demanda l’Américaine avec une violence contenue.

— Un crime, non, mais…

— Ne marchandons pas sur la valeur d’un mot, interrompit miss Mary. Oh ! je ne tiens nullement, marquis, à me montrer à vos yeux meilleure que je ne suis ! Votre passion pour Antonia doit vous faire comprendre mon amour pour le comte !… Ce crime que vous me reprochez de n’avoir pas osé tenter, non-seulement j’y ai songé, mais j’étais même résolue à le commettre.

— Eh bien ?

— Eh bien ! M. d’Ambron n’a pas quitté un seul instant Antonia… et, pour arriver jusqu’à elle ; il m’aurait fallu exposer ses jours… Du reste, rien n’est encore perdu ! Ce mariage insensé n’a point pour lui la loi !… M. d’Ambron a omis, dans son impatience, les formalités qui seules pouvaient le légaliser. M. d’Ambron est étranger, et la bénédiction d’un prêtre mexicain ne saurait remplacer l’acte civil par lequel le consul de France avait seul le droit de sanctionner cette union, Antonia n’est pas la femme, elle n’est que la maîtresse du comte…

— Miss Mary, vous ne connaissez pas M. d’Ambron. Il est la personnification de l’orgueil. Dans son désir de se montrer supérieur aux autres hommes, il ne reculera jamais, quelles que soient les conséquences de son obstination, devant l’exécution d’un serment ou d’une promesse ! Il se figure que les yeux de l’univers entier sont fixés sur lui, et qu’une dérogation à sa parole le ferait descendre du haut piédestal où il se croit placé.

— Je sais en effet que le comte est la loyauté et l’honneur en personne, dit l’américaine avec enthousiasme, et je m’explique parfaitement, marquis, que vous ne puissiez ni comprendre ni apprécier son caractère !… Soyez persuadé que du jour où M. d’Ambron aurait à rougir d’Antonia, il n’hésiterait pas à user du bénéfice de la loi, qui lui permettrait de sauver son honneur !… Mais nous perdons un temps précieux, monsieur !… Au fait, je vous prie…

— Je n’ai plus rien à ajouter, miss. J’ai trouvé à Guaymas la lettre que vous étiez convenue d’y laisser pour m’informer de l’endroit où je devais vous rejoindre ; m’y voici. Vous venez de m’apprendre que vous n’avez pas tenu vos engagements ; l’espèce de pacte qui nous liait momentanément n’existe donc plus, et je reprends ma liberté d’action pleine et entière.

— Alors, votre intention, marquis, est de donner suite à la querelle de San-Francisco ?

— C’est possible, miss Mary.

— De provoquer de nouveau le comte ?

— C’est probable.

— De le tuer ?

— Il est incontestable que quand deux hommes comme M. d’Ambron et moi se rencontrent sur le terrain, l’un des deux doit y rester !… J’ai confiance dans mon adresse et foi dans mon étoile !

Le jeune homme ramenait à lui la bride de son cheval et se disposait à s’éloigner, l’Américaine le retint par un geste.

— Deux mots encore, marquis ?

— Dites vite, miss Mary, l’on m’attend ailleurs.

— Vous comptez coucher ce soir au rancho de la Ventana ?

— Certes ! Il me tarde de savoir si madame d’Ambron est aussi belle que l’était la señorita Antonia.

Miss Mary réfléchit pendant quelques secondes

— Monsieur de Hallay, reprit-elle, il est une chose à laquelle vous n’avez pas songé, c’est que si le hasard vous donne l’avantage sur le comte, votre victoire vous rendra doublement odieux aux yeux d’Antonia !…

Il serait impossible de rendre l’expression de haine, de passion et de vengeance que la réflexion de l’Américaine amena sur le visage du marquis.

— Je ne tiens nullement à ce qu’Antonia m’aime ! répondit-il lentement.

Miss Mary tressaillit ; on eût dit qu’elle avait pour la première fois la conscience du rôle abominable qu’elle jouait ; mais elle se remit promptement, et, reprenant tout aussitôt la parole :

— Soit, marquis, dit-elle, provoquez le comte, puisque tel est votre désir ; mais promettez-moi, du moins, que vous attendrez vingt-quatre heures avant d’en arriver à cette extrémité.

— Pourquoi ?

— Parce que j’espère, je ne m’en cache pas, mettre ce temps à profit pour empêcher ce duel ! Oh ! ne vous récriez pas, monsieur de Hallay… laissez-moi d’abord achever ce que j’ai à vous dire. Vous obéissez en ce moment-ci à un double mobile : à celui de la vengeance et à celui de la passion. Eh bien ! votre haine ne serait-elle pas mieux satisfaite, votre but ne serait-il pas plus entièrement atteint, si M. d’Ambron, au lieu de succomber avec la consolante pensée que son Antonia adorée restera éter-