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sion que ce langage produisait sur lui. Ce fut d’une voix différente qu’il répondit.

— Monsieur d’Ambron, quoique un danger et des efforts communs rapprochent aisément les hommes, je n’ignore pas la distance qui existe entre nous deux, et je vous suis fort reconnaissant des explications que vous avez bien voulu me donner. Toutefois, je n’ai rien compris, ou du moins j’ai compris fort peu de chose à ce que vous venez de me dire. Que le señor Joaquin aime doña Antonia, cela n’est pas douteux… J’en ai une preuve que je n’oublierai jamais… car elle a manqué de me coûter la vie !… Maintenant, l’affection du Batteur d’Estrade doit-elle s’appeler amour ou amitié ? Je l’ignore et ne m’en inquiète pas le moins du monde. Il me suffit d’être assuré qu’en essayant de délivrer la comtesse, je serai agréable au señor Joaquin, pour que je n’hésite pas, dès que l’occasion s’en présentera, à me faire casser la tête !… C’est une dette que j’ai contractée envers lui et que j’acquitterai loyalement ! Voilà, monsieur d’Ambron, pourquoi vous avez le droit de compter entièrement sur moi ! Quant à votre répugnance à accepter l’appui du señor Joaquin, je ne me l’explique pas… Qu’est-ce que cela peut vous faire, qu’il soit amoureux ou non de doña Antonia ? Tant mieux pour vous, au contraire, s’il l’aime ; car il vous aidera à la tirer des mains du marquis !… Une chose que je n’ai jamais pu concevoir, c’est qu’un mari soit jaloux de sa femme ! Moi, quand j’ai un joli cheval et que des écuyers ou des maquignons m’en font compliment et le regardent avec envie, je me trouve non pas humilié, mais très-bien flatté. Enfin, chacun a sa manière de voir !

La réponse du Canadien laissa le comte silencieux, quoiqu’elle eût à diverses reprises fait briller un éclair de colère dans ses yeux et amené le sang à ses joues pâles. Il se repentait d’avoir, par un sentiment de loyauté exagéré, entamé une pareille discussion. Le nom d’Antonia aux lèvres de Grandjean, n’était-ce pas une profanation ?

Enfin, après un silence de quelques minutes, le comte se leva, détacha son cheval, et se retournant vers le Canadien :

— Grandjean, dit-il, le señor Dick ne viendra pas ! Remettons-nous en route : nous n’avons déjà que trop perdu de temps !

— Faites excuse, monsieur, répondit le géant sans bouger de sa place, le señor Joaquin est l’exactitude en personne ; il viendra.

— Est-il donc impossible qu’un empêchement imprévu et insurmontable…

— Oui, monsieur, c’est impossible, interrompit Grandjean, sans laisser le jeune homme achever sa phrase, et cela par l’excellente raison que le señor Joaquin commande aux événements. Ce qu’il dit, il le fait ; ce qu’il promet, il le tient !…

L’accent du Canadien dénotait une conviction enthousiaste, et qui contrastait étrangement avec son flegme ordinaire.

— Soit, reste si tu veux, reprit le comte, moi, je pars.

— Vous avez tort, monsieur d’Ambron, dit froidement Grandjean, sans guide, vous vous égarerez, et votre impatience n’aura d’autre résultat que de retarder le moment de votre rencontre avec M. de Hallay.

Cette considération, la meilleure que l’aventurier pût faire valoir, arrêta court le mari d’Antonia : il frappa du pied le sol avec colère, et regagna, au prix d’une douleur, la place qu’il avait quittée.

— Jusqu’à quand attendrons-nous Joaquin ? demanda-t-il.

— Toujours, seigneurie.

— Mais si la journée se passe sans qu’il se présente ?

— Eh bien, nous bivouaquerons ici cette nuit, voilà tout.

— Et si demain il n’arrive pas ?

— Alors nous camperons. Oh ! soyez sans crainte, les environs sont giboyeux, nous n’aurons pas à souffrir de la faim.

En présence d’une opiniâtreté si tenace, si clairement formulée, et surtout dans l’impossibilité où il était de retrouver seul les traces de son ennemi, M. d’Ambron, quoi qu’il lui en coûtât, dut se soumettre. Une pensée secrète modérait toutefois son irritation ; il se promettait, dès qu’il aurait atteint la troupe des aventuriers, de s’affranchir du concours par trop indépendant du Canadien, et de n’agir plus qu’à sa propre guise.

Un peu calmé par cette réflexion, il reprit la conversation

— Grandjean, dit-il, ta conduite me présente un côté obscur que je ne puis parvenir à expliquer. Je te soupçonne de cacher, sous ta rude enveloppe et ton apparente brusquerie, une dissimulation profonde !

— Moi ; dissimulé !… Vous vous trompez ! je suis prudent, pas autre chose. Sur quoi fondez-vous, je vous prie, votre opinion ?

— Sur ce que, depuis quinze jours que nous sommes partis du rancho de la Ventana, tu n’as pas encore trouvé un seul indice du passage des aventuriers de M. de Hallay. Cependant une troupe de deux cents hommes traversant le désert y met une empreinte humaine qu’un œil bien moins exercé que le tien doit facilement remarquer. Comment concilier ton extrême facilité à suivre la piste du señor Joaquin avec ton impuissance à rejoindre une armée ?

— L’explication que j’ai à vous donner est fort simple, monsieur d’Ambron. Si je ne vous ai pas conduit sur le chemin du marquis, c’est que je n’en ai pas reçu l’ordre ; autrement il y a longtemps déjà que nous l’aurions rattrapé. Le señor Joaquin m’a recommandé, au contraire, de ne pas m’écarter de la route qu’il suivrait lui-même. J’ai obéi. Maintenant, j’ajoute que j’approuve entièrement la prudence du Batteur d’Estrade, car une rencontre avec mon ancien maître nous aurait, probablement été mortelle à vous et à moi !

— Et de quel droit le señor Joaquin dispose-t-il de ma volonté, surtout sans m’avoir consulté, dans la conduite d’une affaire qui me concerne personnellement, et à laquelle, il n’a rien à voir ? s’écria le comte avec une extrême vivacité.

— Cela ne me regarde pas, monsieur !…

Le jeune homme resta un moment silencieux ; puis, changeant de ton :

— Ainsi, reprit-il d’une voix brève, tu connais la position de l’ennemi ?

— La position exacte qu’il occupe ? non ; la direction qu’il suit ? oui.