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Une demi-heure plus tard, le Mexicain, monté, sur un cheval dont il déchirait les flancs à grands coups d’éperons, courait sur la route et dans la direction de Guaymas.

Le visage de l’assassin était livide, et toutefois une farouche satisfaction se lisait sur ses traits.

— Bah ! ce n’était pas une femme, c’était une bête fauve ! se disait-il. Je ne me repens pas de ce que j’ai fait… je devais venger ma maîtresse… et puis, je suis persuadé que la traite que m’offrait l’Américaine n’aurait pas été payée.


XVI

L’APACHERIA.


Le territoire le moins exploré, et par conséquent le moins connu de toute la république mexicaine, est sans contredit celui de l’Apacheria. Le nombre des voyageurs qui ont osé s’aventurer, jusqu’à ce jour, dans ces contrées sauvages, est peu considérable ; le chiffre de ceux qui en sont revenus presque nul. Les Indiens Apaches savent défendre leurs solitudes.

Nous demanderons au lecteur de ne pas nous accuser d’ignorance, si par hasard nous ne nous trouvons pas être d’accord avec les géographes de cabinet qui ont bien voulu s’occuper de ces lointaines contrées. Ils en ont donné des descriptions d’un style honnête et correct, d’une couleur modérée ; descriptions fort honorables, sans doute, et qui obtiendraient à coup sûr un prix de narration dans un concours de rhétorique, mais qui pèchent néanmoins par un léger défaut, par un manque complet d’exactitude.

L’Apacheria, dont on a fait, pour ainsi dire, une succursale de la Prairie, ne ressemble en rien au désert américain ; elle n’en a ni la configuration plane, ni les horizons monotones. Si, de temps à autre, une magnifique vallée offre sa verdoyante arène à l’impétueuse rapidité des chevaux à moitié sauvages ou aux gracieux élans des chevreuils et des daims, bientôt de hautes montagnes bizarrement découpées et d’impénétrables forêts pleines d’ombre et de mystère rompent la ligne droite du paysage, et présentent un second plan pittoresquement accidenté.

Ce qui frappe le plus d’étonnement dans l’Apacheria, c’est l’intime harmonie qui existe entre ses habitants et son sol : on dirait que la nature comprend et partage leurs passions. Défiante et circonspecte, elle semble, par ses précautions infinies, prévoir et redouter l’envahissement de la civilisation. De nombreuses rivières, véritables labyrinthes aquatiques, dont les affluents seuls sont indiqués sur les cartes, mais dont les sources restent inconnues, coulent silencieusement sous les dômes de feuillage des forêts, et échappent, par leurs inextricables sinuosités, à la connaissance du piéton explorateur. Des amas de roches volcaniques, repaires des plus dangereux reptiles, cachent et défendent l’entrée des plaines et des vallons. L’écho lui-même reste muet, comme s’il craignait de compromettre, par son complaisant bavardage, le secret d’une retraite inconnue.

C’est sur les confins de l’Apacheria, que nous conduirons le lecteur. Il est deux heures de l’après-midi. Deux cavaliers sont assis au pied d’un arbre, auquel ils ont attaché leurs chevaux, Les flancs amaigris et l’impatiente voracité des deux pauvres bêtes, qui arrachent et broutent avec des mouvements saccadés et nerveux l’herbe à leur portée, prouvent qu’ils viennent de subir une longue abstinence. Les cavaliers sont le comte d’Ambron et le Canadien Grandjean. On est aux premiers jours du mois de décembre.

Le jeune homme est pâle, et chaque mouvement paraît lui causer d’atroces souffrances ; néanmoins il a le regard fixe et pensif ; on dirait qu’isolé du monde physique par une préoccupation puissante, il subit la douleur à son insu. Quinze jours se sont écoulés depuis l’enlèvement d’Antonia.

Quant à Grandjean, c’est bien toujours le même homme ; Sa robuste constitution n’a rien perdu de sa force, ses nerfs ont conservé toute leur vigueur ; seulement son osseux visage n’a plus cette expression d’apathique indifférence qui jadis lui était habituelle. Un sentiment tout nouveau pour lui, et qui tient tout à la fois de la mélancolie et du remords, a traversé sa rude épiderme et pénétré jusqu’à son cœur. Depuis le pardon que lui a accordé Joaquin Dick, le géant a beaucoup réfléchi à des choses qui jusqu’alors n’avaient jamais attiré son attention : il commence, non pas encore à comprendre, mais du moins à soupçonner qu’en dehors de l’amour de la Normandie, de la soif de l’or et du maniement du rifle, d’autres passions peuvent prendre place dans la vie. Le désespoir de son compagnon de voyage, désespoir dont il a deviné l’effrayante portée, malgré le calme apparent du comte, lui laisse aussi pressentir, bien vaguement, il est vrai, l’existence d’un monde intellectuel et moral. Le Canadien est inquiet, tourmenté ; il mange sans grand appétit ; un seul gigot de daim suffit à un de ses repas.

Le paysage tout exceptionnel, quoique peu étendu, qui encadre l’aventurier et le comte, mérite une courte description. À leur droite, à cent pas à peine, la rivière Gila, grossie par l’affluent du rio Azul (ou rivière bleue), reflète dans ses eaux calmes et limpides les cimes d’arbres, d’essences différentes ; à gauche, un bois touffu invite par sa fraîcheur le voyageur au repos ; du côté du nord, on aperçoit un colossal monceau de ruines, d’un aspect aussi saisissant qu’étrange ; ces ruines, à moitié ensevelies sous un manteau de lianes et dominées par des palmiers de la grande espèce, n’appartiennent à aucun ordre connu d’architecture ; elles rappellent volontiers les gravures à la manière noire de Martins, le fougueux crayonneur des catastrophes bibliques ; on pourrait se croire dans l’un des faubourgs ravagés de Ninive. Un énorme bloc de pierre de taille, grossièrement sculpté, représente un monstre hideux et sans analogie dans la nature ou dans la fable. Ces ruines, auxquelles la tradition ne peut appliquer une date précise, sont un des restes de la splendeur des premiers monarques aztèques : lors du débarquement du fier et rusé Castillan Fernand Cortez, l’aventurier de génie, ces antiquités servaient déjà aux lettrés de la cour de Montézuma à rédiger des mémoires et à se faire recevoir de l’Académie des sciences de Mexico.

Il y a déjà près d’une demi-heure que le comte et le Ca-