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sens, au lieu d’écouter la voix de la cupidité !… bien des malheurs qui sont arrivés n’auraient pas eu lieu !

— Il me semble cependant, master Grandjean, que vous n’avez pas eu à vous plaindre de ma générosité, et ne vous êtes pas trop mal trouvé du concours que vous avez pu me prêter ! Ces cinquante onces d’or que vous avez reçues comptant…

— Je les ai données.

— Ces traites pour cinq mille piastres…

— Je les ai déchirées…

L’Américaine regarda le Canadien avec étonnement.

— Quel est donc cet événement dont le rancho de la Ventana a été le théâtre ? Peut-être m’expliquera-t-il le changement extraordinaire qui s’est opéré en vous… Parlez ! je vous écoute…

— Je vous demanderai au contraire la permission de me taire, miss Mary.

— C’est donc un secret ?

— Oh ! nullement ; mais je n’ai aucune envie d’entamer une conversation avec vous… vous n’auriez qu’à me tromper encore… Moins on cause avec les femmes et mieux cela vaut… Elles sont si… Tenez, suivez-moi, miss Mary ! ce que je refuse de confier à vos oreilles, je puis le montrer à vos yeux !… je ne crains pas votre regard, et j’ai une peur du diable de votre langue.

Grandjean, sans attendre le consentement de la jeune fille, la prit par la main et la conduisit au rancho.

— Tiens ! murmura-t-il pendant ce court trajet, il paraît que toutes les femmes ne sont pas des torpilles, le contact de la main de celle-ci ne me produit aucun effet.

Lorsque miss Mary aperçut en entrant dans le salon M. d’Ambron étendu sur son lit de souffrances, elle poussa un cri de désespoir et chancela comme si elle allait tomber ; mais, surmontant tout aussitôt sa faiblesse, elle s’élança vers le blessé, et, prenant une de ses mains dans les siennes, elle s’agenouilla auprès de lui et se mit à verser d’abondantes larmes.

— Monstre ! s’écria-t-elle en s’adressant à Grandjean qui se tenait debout et impassible devant elle ; c’est vous qui, pour gagner votre infâme salaire, avez commis ce crime !

Le Canadien leva les épaules d’un air de pitié.

— Miss Mary, répondit-il d’un ton piqué, si vous aviez tant soit peu réfléchi avant de parler, vous n’auriez pas dit cette sottise. Vous voyez bien que le seigneur comte respire encore ! Or, moi, quand je rifle, je ne blesse pas, je tue !

— Mais enfin, comment ce crime ou cet accident a-t-il eu lieu ?

— Je manque de renseignements précis à cet égard. Quand vous vous retrouverez avec votre ami le marquis de Hallay, vous n’aurez qu’à l’interroger à ce sujet ; il pourra, lui, satisfaire votre curiosité.

— Le marquis de Hallay ! lui qui m’avait promis, juré qu’il n’attenterait sous aucun prétexte aux jours du comte ! Oh !… trahison !…

— Dame ! que voulez-vous, miss Mary ! c’est l’usage : sur deux complices d’une mauvaise action, il y en a toujours un qui trahit l’autre. À moins, ce qui arrive assez souvent, qu’ils ne se trahissent réciproquement tous les deux.

L’Américaine ne répondit pas ; peut-être bien n’avait-elle pas entendu ; toute son attention était portée sur M. d’Ambron, qui, affaibli par la perte de son sang et engourdi par la fièvre, était plongé dans une espèce de sommeil léthargique.

Pendant près de deux heures, miss Mary, pâle et immobile comme une statue, resta ainsi agenouillée au pied du lit.

Vers minuit, M. d’Ambron s’agita sur sa couche, puis peu à peu il parut revenir à lui et finit par ouvrir les yeux.

— Elle ! toujours elle ! dit-il d’une voix rauque et qui décelait, sinon l’effroi, au moins l’impatience ; éloigne-toi ; sinistre apparition… cesse de te placer entre moi et mon adorée Antonia… Va-t’en, fatale Mary… va-t’en ! je suis fatigué, brisé… aie pitié de ma faiblesse… Va-t’en…

— Cher et bien-aimé comte d’Ambron, murmura l’Américaine d’une voix douce et suppliante, ne m’accablez pas de votre colère… Je vous jure que je suis innocente du malheur qui est arrivé !… Oh ! pouvez-vous me supposer coupable… moi qui, pour vous épargner une souffrance, n’hésiterais pas à verser tout le sang de mes veines !…

À mesure que mis Mary parlait, le regard vague et indécis du jeune homme prenait une fixité de plus en plus prononcée ; la raison lui revenait.

Tout à coup, par un brusque mouvement de dégoût assez semblable à celui que cause le contact de la peau froide d’un serpent, il retira vivement sa main d’entré celles de miss Mary, et se soulevant sur son lit :

— Miss Mary, dit-il avec une lenteur qui donnait une grande dignité à sa parole, je vous prie de me pardonner les expressions qui, je le crains, ont pu échapper à mon délire.

— Oh ! cher comte…

— Ne m’interrompez pas, miss, je suis extrêmement faible, et je veux, je dois éviter toute fatigue qui retarderait mon rétablissement. J’aurai besoin bientôt de toutes mes forces. Je vous le répète, et je vous en prie, ne m’interrompez pas.

Le blessé fit une pause de près d’une demi-minute, puis il reprit du même ton :

— Les femmes, quand elles n’ont plus de droits à mon estime, en ont toujours à ma pitié. Si je ne puis m’incliner devant leur vertu, je respecte au moins leur faiblesse. Rassurez-vous, miss, aucune récrimination ne sortira de ma bouche. Je ne toucherai pas au passé, car ce serait m’exposer à avoir plus tard à rougir et à me repentir de ce que je pourrais vous dire en ce moment-ci. Miss Mary, je n’ai qu’une prière à vous adresser.

— Oh ! parlez… parlez… cher comte !…

— Cette prière, miss Mary, c’est que vous vouliez bien me laisser à mon isolement et à mes souffrances !… Vous m’affligeriez sincèrement en insistant pour me faire préciser les motifs qui me forcent à m’exprimer ainsi ; mais votre présence est de nature à aggraver ma position, à empirer mon état… Or, je vous le répète, sous peu, sous très-peu de jours, j’aurai besoin de toutes mes forces. Miss Mary, je vous en supplie, ne me répondez pas !… le son seul de votre voix… mais non… il est inutile que j’appuie par de pénibles réflexions la prière que j’adresse à votre générosité !… La certitude que votre obstination augmenterait mes souffrances et m’exposerait à un sérieux danger suffira, j’en suis persuadé, pour vous déterminer à partir !… Que le ciel vous pardonne le mal que vous avez fait, miss. Adieu !…