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L’hidalgo releva vivement la tête. Ce nom de Panocha, quoique Antonia ne fût pas au rancho, résonnait toujours d’une façon désagréable à ses oreilles ; toutefois, vis-à-vis le géant, il n’osait pas trop manifester son mécontentement.

— En quoi le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos peut-il vous servir ? lui demanda-t-il d’un ton digne et froid.

— En acceptant ces cinquante onces d’or que le seigneur Joaquin m’a chargé de distribuer à qui bon me semblerait…

— Cinquante onces d’or !

— Oui, cinquante onces, et les voici… que je donne à Panocha, tu entends, car jamais je n’oserais offrir de l’argent à l’hidalgo don Andrès Morisco !

— Oh ! Panocha te remercie de tout son cœur, cher Grandjean, s’écria le Mexicain en saisissant avec une avidité et une joie sans égales les deux gros rouleaux d’or que lui présentait le Canadien. Panocha sera ton ami jusqu’à la mort. Je savais bien que tu n’étais pour rien dans le malheur arrivé à la señora Antonia.

— Ma foi ! disait peu après Grandjean resté seul, — quand on faisait un cadeau au Mexicain il avait, on le sait, l’habitude de se sauver au plus vite, de peur que l’on ne se ravisât, — ma foi ! je ne serai pas adjoint au maire de Villequier… mais Joaquin Dick ma serré la main et m’a appelé son ami, et je préfère ce double honneur à toutes les dignités de la terre et au meilleur cidre de la Normandie.

Le Canadien retira alors de sa ceinture de cuir la traite que lui avait souscrite miss Mary, et considérant le papier long et étroit à l’adresse de master Sharp :

— C’est dommage, dit-il, mais il le faut… et il déchira le billet en vingt morceaux.

Une heure plus tard, Grandjean, averti par Panocha que Joaquin Dick demandait à le voir, entrait dans la chambre où était couché le comte d’Ambron.

— Grandjean, lui dit le Batteur d’Estrade, je pars à l’instant pour me mettre à la poursuite du marquis de Hallay. Pendant mon absence, tu soigneras Monsieur comme s’il était moi-même ! Dans trois jours, si le comte d’Ambron veut se mettre en route et qu’il soit cependant encore trop faible pour supporter la fatigue du cheval, tu l’attacheras sur sa selle et tu le soutiendras. Je lui ai juré que, dans trois jours, il aurait sa liberté entière d’action… C’est à cette seule condition qu’il a consenti à me laisser examiner et panser ses blessures !… J’espère que tu me rejoindras promptement et sans peine… Il n’est pas probable que la troupe de M. de Hallay fasse de longues étapes, et j’aurai soin de laisser sur mon passage certains signes qui te permettront de suivre facilement ma piste… Tu m’as bien compris ?

— Oui, seigneurie.

— Et je puis compter sur toi ?

La façon dont le géant, à cette question, leva les épaules et secoua la tête avait toute l’éloquence d’un discours.

Joaquin Dick accompagna le Canadien jusqu’à la salle à manger, et baissant la voix :

— J’ai oublié de te demander un éclaircissement, lui dit-il… Comment se fait-il qu’après l’enlèvement d’Antonia tu aies osé revenir au rancho ?

— C’est miss Mary qui m’a donné cet ordre.

— C’est juste… et miss Mary, si tu ne retournes pas promptement près d’elle, ne pourra sans doute pas résister à son impatience d’apprendre ce qui s’est passé, et elle se rendra elle-même à la Ventana ?…

— C’est probable, seigneurie !… Que lui dirai-je ?

— Que tu n’es plus à son service et que tu lui conseilles de s’éloigner au plus vite d’ici.

— C’est tout ?

— Oui.

Lorsqu’un quart d’heure plus tard Joaquin Dick, après avoir pris congé de M. d’Ambron, demanda un cheval, ce fut Panocha qui lui amena Tordo.

— Andrès, lui dit-il après s’être mis en selle, veux-tu savoir quelle est la personne qui a fait enlever ta maîtresse ?

— Oh ! certes, seigneurie !… Malheur à elle !

— C’est miss Mary. Adieu !

Le Batteur d’Estrade éperonna vigoureusement Tordo, qui partit à fond de train.


XV

LE CHÂTIMENT.


Le soir même du départ de Joaquin Dick, sa prédiction se réalisa ; miss Mary, inquiète de l’absence prolongée de Grandjean, arriva vers les dix heures à la Ventana.

L’Américaine, après avoir confié son cheval aux soins d’un pion, entra dans le rancho ; la première personne qu’elle aperçut fut le Canadien.

— Vraiment, master Grandjean, s’écria-t-elle avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle, votre conduite est inconcevable ! Me laisser ainsi seule au milieu des ruines de Buenavista n’est le fait ni d’un galant homme ni d’un zélé serviteur.

— Miss Mary, répondit froidement le géant, je n’ai jamais eu la prétention de passer pour un gentleman, et je ne suis plus votre serviteur.

— Que me dites-vous là, master Grandjean ?

— Ce que le señor Joaquin Dick m’a ordonné de vous dire, miss Mary… que je ne suis plus à votre service… et j’ajouterai que plût à Dieu que je n’eusse jamais fait votre connaissance !

— Vous avez vu le señor Joaquin ? demanda la jeune fille avec un sentiment de crainte involontaire ; alors il doit s’être passé quelque événement nouveau à la Ventana ?

— Oui, miss Mary, un événement très-grave, mais auquel le Batteur d’Estrade n’a pris aucune part. Quant à moi, j’ai tout bonnement manqué d’être riflé pour avoir fait la double sottise de vous croire et de vous obéir. Voyez-vous, miss, une femme m’offrirait maintenant un million pour obtenir mon concours dans une affaire, que je refuserais sans hésiter. J’avais joliment raison de me méfier lorsque vous m’avez proposé, à San-Francisco, de vous accompagner en voyage. Que n’ai-je, hélas ! suivi les conseils de mon bon