Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 4, 1856.djvu/20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

provisé que les serviteurs du rancho, — après avoir toutefois confectionné leur croix, — avaient enfin songé à dresser pour y déposer leur maître, et prenant la main du comte dans les siennes, il la serra avec attendrissement.

— Monsieur, lui dit le comte en français, votre arrivée imprévue me comble d’étonnement et de joie !… Je pensais justement en ce moment à vous.

— Ne parlez point, cher monsieur, interrompit, également en français, le Batteur d’Estrade : un repos absolu est la première et la plus essentielle condition à votre prochain rétablissement. Laissez-moi examiner vos blessures ; j’ai une très-grande habitude de ces sortes de choses, et j’espère que mon expérience vaudra pour vous la science d’un médecin.

Le jeune homme repoussa doucement le Batteur d’Estrade, qui déjà avait soulevé le drap du lit, et, prenant la parole avec une animation que l’on n’aurait pu attendre de sa faiblesse :

— Les souffrances et les blessures de mon corps ne sont rien en comparaison de celles de mon cœur, s’écria-t-il. Ne m’interrompez pas, monsieur !… Je n’ai qu’une promesse à vous demander… qu’une question à vous adresser…

M. d’Ambron, grâce à un douloureux effort qui augmenta la pâleur de son visage, sans en altérer la sérénité, se souleva sur son lit, et regardant fixement son interlocuteur :

— Monsieur, reprit-il lentement, ce n’est ni au sceptique et impudent millionnaire don Ramon Romero, ni au vagabond Joaquin Dick, ni au mystérieux Batteur d’Estrade que je m’adresse en ce moment-ci… c’est au grand d’Espagne mon supérieur, au gentilhomme mon égal… au noble cœur qui jadis aima Carmen comme j’aime, moi, aujourd’hui, Antonia, que je fais appel !… Me promettez-vous de répondre la vérité entière à la question que je vais vous adresser ?

— Oui, comte.

Le blessé fit une légère pause ; puis, sans cesser de fixer du regard son interlocuteur :

— Qu’est devenue Antonia, ma femme ? demanda-t-il.

— Monsieur d’Ambron, dit Joaquin Dick, à votre tour ne m’interrompez pas !…

— Vous allez mentir…

— N’ai-je pas juré sur la mémoire de Carmen que je ne vous dissimulerai en rien la vérité ? répondit le Batteur d’Estrade d’un ton de tendre reproche.

— Alors Antonia est exposée à un grand danger, interrompit le jeune homme avec une vivacité pleine de colère et de menace, autrement vous auriez déjà mis un terme à mon inquiétude… Quel est ce danger ? pourquoi Antonia n’est-elle pas près de moi ?

— Antonia… pardon… votre femme n’est pas exposée à un danger… mais à une honte…

Un nuage de sang empourpra les joues livides du blessé, tandis qu’un regard d’une superbe fierté dilata ses prunelles et fit resplendir l’azur foncé de ses yeux.

— La honte ne saurait jamais atteindre jusqu’à la comtesse d’Ambron, dit-il d’une voix énergiquement accentuée et qui ne dénotait plus aucun symptôme de faiblesse physique ! Entre la honte et la comtesse, il y aurait la mort !… Vous voyez bien qu’Antonia court un grand danger !… vite… vite… qu’est devenue ma femme ?

— La comtesse a été victime d’un rapt infâme…

— Ah !…

Il serait impossible de rendre l’expression multiple de sensations et de sentiments que renfermait cette seule exclamation de l’infortuné jeune homme.

— Ce fut, à la grande surprise du Batteur d’Estrade, d’un ton parfaitement calme que M. d’Ambron reprit la parole après quelques secondes de silence :

— Vous vous êtes trompé tout à l’heure en employant le mot de « honte, » señor Joaquin, c’est humiliation que vous auriez dû dire.

— Vous avez raison, comte !… la douleur m’a égaré…

— La douleur ?

— Oui, comte, la douleur ! Ah ! permettez-moi de vous l’avouer, j’aime Antonia, comme si elle était ma fille !…

Le tremblement de la voix du Batteur d’Estrade et deux grosses larmes qui roulaient sur ses joues basanées, parurent causer une plus profonde impression au blessé que ne l’avait fait l’annonce de l’enlèvement d’Antonia.

Il tendit de nouveau sa main au Batteur d’Estrade, et l’attirant brusquement à lui :

— Merci pour elle, murmura-t-il à son oreille ; merci pour moi, car maintenant je puis pleurer devant vous.

Pendant près de cinq minutes, ces deux hommes si forts, si vaillants, si au-dessus du niveau de l’humanité, mêlèrent, si l’on peut s’exprimer ainsi, leur faiblesse, leur désespoir et leurs larmes.

— Ami, reprit enfin M. d’Ambron, qui, sentant ses forces lui échapper, s’empressa de reprendre la parole, ami… nous sauverons et nous vengerons, vous votre fille, moi ma femme.

— Oh ! je le jure.

— Un dernier mot. Comment a été opéré cet enlèvement ?

— Je n’ai aucun détail sur ce triste événement.

— C’est le marquis de Hallay, n’est-ce pas, qui est le coupable ?

— Le marquis ? répéta Joaquin Dick d’un ton de rage farouche. Oh ! je n’y avais pas encore pensé… c’est vrai… vous avez raison.

— À qui attribuiez-vous donc l’infamie de cette action ?

— À miss Mary !… et cela parce que…

Joaquin Dick s’arrêta au commencement de sa phrase, et poussant une sourde exclamation de rage, bondit, plutôt qu’il ne sortit, hors du salon. Il venait d’apercevoir, à travers les barreaux de la fenêtre, le Canadien Grandjean qui descendait tranquillement de cheval devant la porte du rancho.


XIV

L’INTERROGATOIRE.


À la vue du Batteur d’Estrade, le Canadien poussa une exclamation de surprise, et le saluant avec un joyeux empressement :