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nion de bandits n’avait foulé le sol de l’Amérique espagnole.

La plupart de ces aventuriers, ivres des suites d’une colossale orgie, accomplie la veille au soir pour célébrer leur entrée en campagne, chantaient, ou, pour être plus exact, hurlaient les chants patriotiques de leur nation. La Marseillaise, le God save the Queen et le Yankee doodle formaient un ensemble des plus désagréables et des plus discordants. Aussi plusieurs Américains avaient-ils, eux ordinairement si froids et si impassibles, des larmes d’attendrissement dans les yeux. Les citoyens des États-Unis, nous l’avons déjà dit, sont extrêmement sensibles au bruit de la voix humaine et surtout de celui des instruments de cuivre, à la condition que les voix et les instruments ne soient pas d’accord ; or, cette fois ils étaient servis à souhait.

Si cette troupe présentait une incroyable diversité de costumes, elle offrait, en revanche, une certaine uniformité d’armement ; chaque homme, à très-peu d’exceptions près, avait un coutelas, un revolver et une carabine ; les Chinois, eux, portaient des casseroles et de petits chaudrons en fer ; car les quelques, fils du Céleste Empire qui suivaient l’expédition s’étaient tous enrôlés en qualité de cuisiniers. Le Chinois n’est pas insensible à la gloire, mais il lui préfère le pot-au-feu.

Vingt mules étaient chargées des ustensiles nécessaires aux campements ; dix autres, de petits barils de poudre et de sacs en cuir contenant des balles ; quant à l’artillerie, qui avait si fort effrayé et émerveillé la population de Guaymas, elle se réduisait à un seul petit canon de quatre.

Sur les deux cents aventuriers placés sous les ordres du marquis, une trentaine à peine étaient montés ; les autres suivaient à pied. M. de Hallay, entouré par un état-major volontaire et composé à peu près uniquement de Français, se tenait en tête de la colonne. Il était alors quatre heures de l’après-midi ; les aventuriers, partis de Guaymas au point du jour, marchaient depuis près de douze heures ; aussi de nombreux retardataires étaient-ils couchés le long du chemin.

— Ne pensez-vous pas, cher marquis, dit à M. de Hallay ce même Français qui lui avait prêté ses pistolets le soir de son fameux duel, aux flambeaux, dans la Polka, avec le chercheur d’or Jenkins ; ne pensez-vous pas, cher marquis, que notre première étape est un peu longue, et ne craignez-vous pas que ce pénible début ne refroidisse l’enthousiasme de beaucoup des nôtres, et, ce qui serait plus grave, n’en mette un certain nombre dans l’impossibilité de continuer leur chemin ?

— Votre observation, fort juste, cher monsieur, répondit le marquis, a dû naturellement déjà se présenter à ma pensée ; deux motifs m’ont déterminé à ne pas en tenir compte… le premier, c’est que notre séjour à Guaymas a été signalé à toutes les autorités militaires du département de Sonora, et que le général commandant lève en ce moment le ban et l’arrière-ban des troupes et des milices pour marcher contre nous… Je sais fort bien que nous passerions aisément sur le corps de cette armée… mais je trouve qu’il est préférable de ne pas engager des hostilités stériles !… Quand sonnera l’heure de la vraie lutte, nous n’aurons pas trop de nos forces pour disputer notre vie aux Indiens ; et puis, transporter les blessés, car l’armée mexicaine pourrait bien nous estropier une dizaine d’hommes pendant la bataille, surtout si cette bataille se prolongeait deux ou trois jours, retarderait notre marche, et exigerai l’emploi de mules dont les services nous sont précieux !… Quant au second motif qui m’a fait accélérer notre marche, il est encore plus décisif peut-être que celui que je viens de vous expliquer… seulement, il doit rester secret jusqu’à demain… La moindre indiscrétion me vaudrait un insuccès.

La façon dont le marquis avait donné ces explications, c’est-à-dire en élevant graduellement la voix et en parlant lentement, de manière à éveiller l’attention et à être entendu de tous les Français qui l’enteraient, permettait de supposer qu’il obéissait à une pensée intime et qu’il suivait un projet personnel et caché. Depuis quelques instants, M. de Hallay semblait interroger l’horizon. À peine achevait-il de donner ces explications, que, reprenant vivement la parole :

— Messieurs, ajouta-t-il, un rendez-vous important sollicite impérieusement ma présence à une certaine distance d’ici ; ne vous méprenez pas, je vous prie, de mon absence momentanée, et ne prenez pas la peine de m’attendre. Je vous rejoindrai avant peu.

Le marquis, sans attendre une réponse, éperonna son cheval et s’éloigna au galop.

Dix minutes plus tard, il abordait miss Mary et le Canadien Grandjean.

Le jeune homme prit à peine le temps de saluer l’Américaine.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

Miss Mary regarda quelque temps le marquis avant de lui répondre, puis d’une voix qui exprimait à la fois la douleur et l’ironie :

— Vous êtes resté un mois de trop à San-Francisco, monsieur, lui répondit-elle.

— Quoi ! Antonia n’habiterait plus la Ventana !

— Au contraire !

— Que signifie cet « au contraire, » miss Mary ? Vous venez, si je ne m’abuse, d’appuyer sur ce mot d’une façon toute particulière…

— Cela signifie, marquis, que jamais le séjour de la Ventana n’a dû être plus agréable et plus cher à la señorita Antonia qu’en ce moment-ci !…

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle n’y est pas seule.

— Ah ! et avec qui est-elle ? avec M. d’Ambron, sans doute ? N’est-ce pas, elle est avec le comte ?…

L’Américaine, avant de répondre, fixa de nouveau sur le marquis des yeux brillants de fièvre, puis d’une voix lente et énergiquement accentuée :

— La comtesse d’Ambron connaît trop bien ses devoirs et aime trop son mari pour vivre loin de lui, dit-elle.

Cette réponse produisit un effet extraordinaire sur M. de Hallay ; ses joues prirent une blancheur de marbre ; ses lèvres s’agitèrent comme mues par un tic nerveux, et les extrémités de ses sourcils se rejoignirent, encadrant un réseau de veines démesurément gonflées qui lui sillonnaient le milieu du front. Un silence de près d’une minute interrompit l’entretien de l’Américaine et du marquis. Ce fut ce dernier qui renoua la conversation.

— Vous avez parlé sérieusement, miss Mary ?