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avec une inébranlable résignation l’expiation que m’impose mon passé.

Joaquin Dick, après avoir prononcé cet engagement solennel, reprit les lettres de Carmen et se mit à les parcourir de nouveau, tout en accompagnant sa lecture de phrases entrecoupées.

— C’est Carmen qui, à son lit de mort, ordonna à sa fidèle nourrice, si elle ne me revoyait plus en Espagne, de partir avec Antonia pour le Mexique, dès que notre chère enfant aurait atteint sa sixième année !… Carmen savait bien qu’après l’avoir perdue, le séjour de l’Europe ne me serait plus supportable, que je m’expatrierais pour le nouveau monde… au Mexique… où ma famille avait possédé jadis de grands biens ! Souvent, en effet, j’avais fait part à ma fiancée du désir que j’avais de visiter la terre conquise par Fernand Cortez !… Et ce mariage avec Carlos, mon ami… ce mariage qu’elle m’avait annoncé lorsque j’étais déporté à la Havane, c’était une ruse pour éluder la surveillance de sa famille et pouvoir me rejoindre… Carlos ne m’avait pas trahi… au contraire… pas plus qu’Esteban, qui passa pour avoir joué et perdu ma fortune, et qui n’assumait aux yeux du monde l’odieux d’une action aussi vile, que pour sauver le reste de mon patrimoine déjà entamé par le procès que j’avais eu à soutenir, et menacé plus tard par des haines politiques. Ce fut avec les débris de ma fortune que la nourrice de Carmen emmena plus tard au Mexique Antonia et fit bâtir le rancho de la Ventana. Oh ! quelle est donc cette page que je n’ai pas encore vue ? Ce n’est pas l’écriture de Carmen… Si… mais elle est presque méconnaissable, tant les caractères sont irrégulièrement tracés. Que dit cette lettre ?

Joaquin Dick se mit à lire, mais bientôt des larmes l’empêchèrent de poursuivre… Il porta à ses lèvres la feuille toute jaune et la couvrit de baisers passionnés.

— Chastes aveux d’une passion divine, murmura-t-il, vous me faites croire au ciel !… Carmen, Carmen… jamais aux jours de nos plus ardentes tendresses mon cœur n’a battu plus fort pour toi qu’en ce moment… Carmen, tu n’es pas morte… je te vois… tu es là… près de moi… La flamme limpide de ton regard purifie mes fougueuses passions… Je t’aime comme une femme et je t’adore comme une sainte !… Mais quoi ! tu détournes tes yeux des miens… t’aurai-je offensée ?… Non, car tu sais lire dans mon cœur, et mon amour est digne de toi !… Pourquoi cet air sévère ?… Ah ! je devine… tu ne peux me pardonner de t’avoir si indignement méconnue… Tu me reproches les erreurs de mon passé ! Carmen, pardonne-moi… j’ai tant souffert !… Pardonne-moi, et je te juré que je redeviendrai digne de ton estime.

Joaquin passa à plusieurs reprises sa main sur son front glacé ; la lecture de cette page intime l’avait un moment replongé dans une espèce de délire.

Il venait de se redresser sur ses jambes, comme s’il voulait aller vers Carmen, lorsque tout à coup il poussa un cri de joie délirante ; et, joignant les mains avec une indicible expression de bonheur, il resta plongé dans une ineffable extase. Au fond du coffret d’ébène rayonnait, encadré dans un velours grenat, le portrait de Carmen.

— Tu m’as pardonné… Carmen… tu m’aimes toujours, s’écria-t-il d’une voix d’une pénétrante douceur, Oh ! sois bénie, Carmen !… je tiendrai ma promesse… je le répète, je redeviendrai digne de toi !

Joaquin contemplait avec avidité les traits frais et charmants de sa bien-aimée épouse, lorsqu’un bruit de pas l’arracha à cette enivrante occupation et attira son attention. Quelques secondes plus tard ; l’illustre Panocha apparaissait sur le seuil de la porte.

L’hidalgo, avant d’adresser la parole à Joaquin Dick, plongea d’abord un avide et curieux regard dans l’intérieur du retiro ; son étonnement fut extrême en voyant que tous les objets étaient à leur place, et surtout en n’apercevant aucun meuble qui pût servir à enfermer ou à contenir des valeurs.

— Señor Joaquin, s’écria-t-il avec une vivacité qui prouvait qu’il n’était pas sans inquiétude sur la façon dont il allait être accueilli, je vous demande bien pardon si j’ai pris la liberté de venir vous déranger, mais il s’agit du seigneur comte…

Le Batteur d’Estrade tressaillit.

— Oh ! rassurez-vous, señor, poursuivit l’hidalgo à qui ce mouvement n’avait pas échappé, je suis au contraire porteur de bonnes nouvelles ; Le seigneur comte a complètement recouvré l’usage de ses sens. Il m’a reconnu… il m’a parlé !… ses blessures, que j’ai visitées, ne sont nullement dangereuses. Sa carabine, qu’il portait en bandoulière lorsque ces bandits ont tiré sur lui, l’a préservé d’une mort certaine… La balle a d’abord frappé en plein sur le canon de cette carabine, et ce n’est que par ricochet qu’elle a atteint ensuite notre seigneur comte à la tête !… Quant au second coup de feu, c’est dans la jambe droite qu’il l’a reçu… la balle est restée dans la blessure ! si la gangrène ne se met pas de la partie, ce ne sera rien du tout ! Maintenant, señor Joaquin, mon embarras est grand, car sa seigneurie demande impérieusement et veut voir à toute force la señora Antonia ! Lui avouer la vérité, c’est l’exposer à une dangereuse secousse ; la lui cacher, c’est exciter son impatience et enflammer son sang ! Il n’y a que vous, señor Joaquin, qui puissiez lui faire entendre raison… Je vous en supplie, accompagnez-moi auprès du comte…

Le Batteur d’Estrade s’empressa de se rendre au désir de Panocha ; il avait hâte de revoir le mari de sa fille, ce noble jeune homme vers lequel il s’était senti tout d’abord entraîné par une invincible sympathie qui lui semblait alors avoir été comme une bienveillante indication donnée par la Providence !…

Il renferma soigneusement dans le coffret d’ébène les lettres de Carmen, et, l’emportant avec lui, il descendit au salon. Panocha, après s’être assuré par un coup d’œil jeté à la dérobée que la mystérieuse cassette ne contenait que des papiers, avait repris un peu d’espoir ; aussi n’accompagna-t-il le Batteur d’Estrade que jusqu’à la porte de la seconde pièce, et revint-il précipitamment sur ses pas pour fouiller le retiro.

Lorsque Joaquin Dick pénétra dans le salon, le comte avait repris connaissance ; seulement sa faiblesse était si extrême, par suite de la grande quantité de sang qu’il avait perdue, qu’il ne pouvait parler qu’à voix basse et avec beaucoup de peine.

La présence du Batteur d’Estrade amena un faible incarnat sur son pâle et beau visage. Il souleva péniblement son bras et lui tendit la main, Joaquin s’avança vers le lit im-