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effacés par le temps lui semblaient jeter un insoutenable éclat qui devait lui brûler les paupières.

Peu à peu il parvint cependant à dompter son vertigineux effroi, et, prenant une lettre au hasard, il la déplia lentement, d’une main tremblante, et commença à prendre connaissance de son contenu.

À peine eut-il parcouru les premières lignes, qu’en proie à une agitation indicible, il interrompît brusquement sa lecture. Son visage, bouleversé par une émotion sans nom, offrait l’expression d’une douleur surhumaine ; on eût dit un des damnés de Dante !

Tout à coup, et par un geste insensé, il retourna le coffret sens dessus dessous et joncha de lettres le plancher, puis se jetant par terre et attirant à lui avec ses deux bras étendus les feuilles éparses sur le carreau, il les serra et les cacha contre sa poitrine avec un élan d’une brutalité passionnée et qui avait quelque chose des mouvements d’un tigre. On eût dit une bête fauve qui, à l’approche du chasseur, ramène à elle ses petits et, sublime de férocité et de dévouement, se condamne momentanément à l’impuissance et à l’inaction pour abriter sous ses griffes puissantes les chers objets de sa tendresse.

Joaquin Dick regarda du côté de la porte et écouta ; puis, après avoir regardé de nouveau, il écouta encore. Alors, ne voyant rien, ne distinguant aucun bruit, assuré que ces chères lettres ne couraient aucun danger, il les éparpilla autour de lui, les ouvrit avec une nerveuse activité, et, les yeux brillants de délire, le visage plus pâle que celui d’un mort, il commença sa lecture.

Celui qui aurait été le témoin invisible de cette scène n’aurait pu avoir un seul instant de doute sur l’état de Joaquin Dick ; il l’aurait pris pour un fou.

Bientôt des sanglots entrecoupés de cris rauques et étouffés gonflèrent les veines de son cou et soulevèrent à des intervalles irréguliers sa poitrine oppressée.

Combien cet homme écrasé, vaincu, terrassé par une irrésistible douleur, ressemblait peu alors au sceptique, railleur et fier Batteur d’Estrade qui, quelques heures encore auparavant, retranché derrière sa méprisante indifférence pour la nature humaine, se croyait orgueilleusement à l’abri de toutes les souffrances du cœur !

Enfin, les angoisses de Joaquin Dick se réglèrent, s’il est permis de parler ainsi ; ses sanglots devinrent des pleurs, les soubresauts saccadés qui remuaient son corps disparurent. La créature fit place à l’homme. Il parut s’étonner de l’étrange et ridicule position physique dans laquelle il se trouvait ; il ramassa les lettres et se releva.

Après un moment d’hésitation, il se dirigea lentement vers le prie-Dieu et tomba à genoux. Toutefois, son regard vague, ses lèvres entr’ouvertes mais immobiles, l’abandon fatigué de la pose, ses bras qui pendaient inertes le long de son corps, prouvaient qu’il accomplissait cet acte, dominé plutôt par une aspiration instinctive de son cœur, que poussé par une détermination de son esprit.

Ce ne fut qu’après plusieurs minutes qu’il sortit de cet état de prostration physique et morale.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-il à haute voix, et comme s’il avait besoin de l’aide de la parole pour se reconnaître dans la confusion de ses pensées, ô mon Dieu ! prenez pitié de ma faiblesse, c’est à la fois trop de joie et trop de douleur ! Carmen, chaste fiancée, épouse dévouée et fidèle, pardonne à mon long égarement, à mes injurieux soupçons !… C’est l’excès seul de mon amour qui m’a rendu injuste et coupable… Antonia !… ma fille… Moi, j’ai une fille, et cette fille est Antonia !… Oh ! c’est trop de bonheur !… Mais comment se fait-il que je sois resté jusqu’à ce jour sans reconnaître mon sang ?… Comment sa ressemblance inouïe avec sa mère ne m’a-t-elle pas ouvert les yeux à la lumière ?… Pourtant une invincible sympathie m’entraînait vers Antonia… Près d’elle, je sentais la haine s’affaiblir sans mon cœur !… Près d’elle, je retrouvais les généreux sentiments de ma jeunesse !… Et, misérable que j’étais, je me révoltais contre cette chère et salutaire influence… La voix de mon orgueil étouffait celle de ma tendresse ! Terrible fatalité !… Non !… ce n’est pas la fatalité… la fatalité n’existe pas… Tout ce qui nous arrive ici-bas n’est que la conséquence logique de nos actions… Dieu ne saurait avoir oublié la justice dans l’harmonie morale de la création !… Si je n’ai pas reconnu Antonia, c’est que je n’étais plus digne d’elle. Oh ! mais quelle affreuse pensée ! Quoi ! lorsque dans quelques jours d’ici, peut-être dans quelques heures, j’aurai délivré Antonia, ma fille, mon enfant, l’enfant de ma Carmen, je n’aurais plus le droit de lui apprendre qu’elle est la mienne, qu’elle est mon sang, que je suis son père ! Non ! je n’aurais plus ce droit ! Le sanglant passé du Batteur d’Estrade, ainsi que ces arbres vénéneux dont le mortel voisinage tue les fleurs soumises à leur action funeste, jetterait entre son mari et elle une ombre fatale à leur mutuel amour ! J’empoisonnerais leur bonheur ! Le comte a le cœur bien trop haut placé pour que jamais l’idée lui vienne de rendre Antonia solidaire ou responsable des faits, disons le mot, des crimes de son père !… Mais il a le fanatisme de l’honneur, et, malgré lui, la pensée du trop célèbre Joaquin Dick l’éloignerait et le détacherait insensiblement d’Antonia ! Oui… oui… je me tairai !… Il le faut ; mais le pourrai-je ? Où puiserai-je jamais la force de cet immense sacrifice ? Renoncer volontairement à la tendresse, à la confiance, aux caresses de mon enfant, de celle qui est le vivant portrait de Carmen, ce sera affreux !… je succomberai à cette torture de tous les instants, à cette torture d’autant plus atroce, que je saurai qu’il est en mon pouvoir de la faire cesser sur-le-champ !… Je n’aurai pas même pour me soutenir ce courage factice que le patient rencontre parfois, à son heure dernière, dans l’exaltation d’un amour-propre en délire ! mon supplice aura lieu dans l’ombre… et je serai mon bourreau !… Lâche !… infâme que je suis !… ne voilà-t-il pas que, dans mon égoïsme, je discute le bonheur de ma fille, alors qu’elle est placée sous le coup d’un imminent danger, d’un épouvantable malheur !… Ne devrais-je pas déjà être à la poursuite de son ravisseur ?… Non, je dois attendre !… Je ne suis pas, en ce moment, capable d’entreprendre une telle tâche !… Je manquerais de sang-froid, de prudence ; j’aggraverais, par d’inopportuns mouvements de rage, l’horreur de la position de mon enfant !…

Joaquin Dick, après une légère pause, leva vers le ciel un regard suppliant.

— Ô mon Dieu ! continua-t-il, sauvez mon Antonia et je fais vœu de renoncer pour toujours à sa tendresse, de subir