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que tu avais si heureusement commencée lorsque je suis venu t’interrompre. Drôle et vilaine chose que le cœur humain !… Comment se peut-il que, secrètement attaché à Antonia comme tu l’étais… comme je ne serais pas étonné que tu le sois encore, tu songes, pendant que tu pleures sa perte, à t’enrichir de ses dépouilles ?

— J’aurais bien volontiers sacrifié ma vie pour sauver celle de ma chère et honorée maîtresse, dit l’hidalgo ; mais, à présent qu’elle n’est plus, à quoi bon irais-je abandonner sa fortune à des gens qui ne l’aimaient certes pas autant que je l’aimais, moi ?…

— Mais Antonia n’est pas morte, misérable !

— C’est tout comme, seigneurie !… Je connais trop bien la señora comtesse, pour ne pas être assuré qu’elle ne remettra plus jamais les pieds à la Ventana, lui rendît-on aujourd’hui même sa liberté… Tenez, señor Joaquin, si vous n’étiez pas aussi magnifique et aussi caballero, je vous proposerais bien une petite affaire ; mais vous, vous me refuseriez ! Vous êtes trop fier !…

— Quelle affaire, Panocha ?

Le Mexicain démasqua en partie, en se mettant de côté, l’ouverture, de la porte devant laquelle il s’était constamment tenu depuis l’arrivée du Batteur d’Estrade, et désignant du doigt l’intérieur du retiro :

— Il y a là des millions, seigneurie, dit-il.

Joaquin Dick leva les épaules d’un air d’incrédulité et de mépris.

— Eh bien ! après ?

— Après ? me demandez-vous, seigneurie. Dame ! je trouve que posséder des millions n’a jamais été un déshonneur !

— C’est tout bonnement une complicité dans un vol que tu me proposes, n’est-ce pas, Panocha ?

— Prendre des millions ce n’est plus voler, seigneurie, c’est s’enrichir !…

Joaquin Dick sourit ; toute accusation ou toute action qui rabaissait ou attaquait l’humanité plaisait à son cœur si plein d’amertume et de haine !

— Mon pauvre Panocha, dit-il, je ne me fâcherai pas de ton offre ; elle ne me prouve qu’une chose… que tu n’as pas le courage de tenter de m’assassiner. Alors, retire-toi de devant cette porte et laisse-moi passer. Je veux prendre connaissance par moi-même de ce que renferme cette chambre. Malheur alors à celui qui, pendant mon absence, essayerait de soustraire la moindre chose appartenant à Antonia !…

Le Mexicain, il faut bien l’avouer, eut une noble velléité de courage ; il songea à tirer son poignard et à défendre l’entrée du retiro ; mais un simple regard de Joaquin Dick le fit aussitôt renoncer à ce vaillant projet ; ce regard terne et froid disait la mort !…

Ce fut sans nul pressentiment et sans aucune curiosité que le Batteur d’Estrade franchit le seuil de la porte ; mais à peine eut-il aperçu les objets qui ornaient le retiro d’Antonia, qu’il devint d’une pâleur livide ; ses jambes tremblaient comme s’il eût été ivre, une expression d’égarement, presque de folie, faisait briller ses yeux d’un éclat étrange, et un frémissement convulsif agitait tout son corps.

Son émotion était si violente, que, pour ne point tomber, il appuya instinctivement ses mains contre la muraille. Une sueur glacée mouillait son front. Bientôt il ferma les yeux et parut perdre le sentiment de la réalité.

Panocha, interdit, n’osait interroger le terrible Batteur d’Estrade ; toutefois, la cupidité finit par l’emporter enfin, chez le Mexicain, sur la crainte.

— Que voyez-vous donc, seigneurie, dit-il, que cela vous produit tant d’effet ? des monceaux d’or, sans doute ?

La voix de l’hidalgo retira Joaquin Dick de son espèce de léthargie momentanée ; il se retourna brusquement vers lui, et d’un geste empreint d’une farouche et impétueuse énergie, lui indiqua la porte de sortie.

Il y avait dans ce muet commandement quelque chose de si menaçant, de si absolu, que Panocha ne songea pas une seule seconde, non point à résister au Batteur d’Estrade, mais même à le questionner ; il s’éloigna précipitamment, tout en murmurant entre ses dents :

— Ah ! Jésus ! je ne m’étais pas trompé ! il y a des millions !

Une fois qu’il fut seul, Joaquin passa lentement et à plusieurs reprises sa main sur son front humide ; ce geste dénotait les pénibles irrésolutions de la démence ; il faisait peur.

— Non, non, je me trompe, je suis le jouet d’une étrange hallucination, murmura-t-il enfin. Cette Vierge de Murillo… ce prie-Dieu, ces vases de Chine… que je crois voir, ils n’existent pas… Non, ils n’existent pas !… Pourtant, je les vois !… Non, je rêve !…

Joaquin Dick fit un pas en avant, et s’arrêtant tout aussitôt, il plaça sa main droite devant ses yeux, tout en se serrant les tempes avec force.

— Est-ce que je deviendrais fou ? reprit-il avec un véritable effroi. Ô mon Dieu ! vous qui m’avez donné jusqu’à présent la force de supporter les plus poignantes douleurs, ne m’infligez pas cette horrible dégradation morale !… laissez-moi la raison, ô mon Dieu !… les insensés ne se souviennent plus… je ne veux pas de la tranquillité à ce prix… je ne veux pas oublier Carmen ! Carmen !… Et pourquoi ne m’apparaît-elle pas, au milieu de ces objets qu’elle tenait de ma tendresse ! Cette Vierge de Murillo… je la lui donnai le jour où nous échangeâmes notre anneau de fiançailles ! et ce prie-Dieu, ces vases de Chine… eux aussi marquent une date et un souvenir dans mon existence ! Eh bien ! tu te refuses à mon évocation, Carmen !… Tu n’oses paraître devant celui que tu as si indignement trahi. Écoute, nous sommes seuls, on ne se raillera pas ; de moi… je puis te l’avouer… oh ! mais bien bas… il y a longtemps que je t’ai pardonné… je n’ai jamais cessé de t’aimer… je t’aimerai toujours… Viens… je t’aime !…

Joaquin Dick retira sa main de devant ses yeux, et regardant autour de lui avec égarement.

— Elle n’est pas venue, elle ne viendra pas ! poursuivit-il.

Un long silence suivit ces dernières paroles. Joaquin, avec la rare puissance de volonté qu’il possédait à un degré si éminent, se débattait contre l’espèce de délire qui, un instant, l’avait terrassé.

— Bah ! reprit-il en affectant une insouciance qui était bien loin de lui, à quoi bon attribuer une cause surnaturelle à un événement qui n’est qu’un simple effet du ha-