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Providence, si tu y crois, de ce que je suis ce matin de bonne humeur, et profite de ma bienveillance pour t’éloigner au plus vite du rancho ! J’expliquerai ton départ de façon à ne pas ternir ta gloire et à rendre impossible ton retour ! Allons ! ne m’as-tu pas entendu ? Va-t’en !

— Ah ! señor Joaquin, s’écria le Mexicain d’un ton de tendre et douloureux reproche, est-il possible que vous ayez une si triste opinion de ma probité !… Me supposer, moi, don Andrès Morisco y Malinche y Nabos, assez mal-appris, assez indélicat pour m’emparer de l’argent d’une femme qui ne m’a jamais avoué qu’elle m’aimait ! fi donc ! Ah ! si mon ami, mon excellent ami, le comte d’Ambron, n’était pas mort, il vous dirait…

— Le comte d’Ambron est donc mort ? interrompit Joaquin avec une excessive vivacité.

— Je n’oserais vous assurer qu’il soit complètement mort… mais c’est tout comme !… N’êtes-vous donc pas entré dans le salon, seigneurie ? Vous l’auriez vu…

— Non… je craignais d’y rencontrer quelques traînards de la troupe de don Enrique… et je veux que l’on ignore ma présence en Sonora… Je suis monté tout de suite ici, espérant y rencontrer Antonia ! Et qui a blessé ou tué le comte ? don Enrique, sans doute ?

— Je l’ignore. C’est à peine, tant j’avais hâte de me rendre au retiro, si j’ai interrogé les pions qui ont rapporté le corps ou le cadavre de l’infortuné seigneur comte. On prétend qu’il est criblé de balles.

Malgré l’empire inouï que le Batteur d’Estrade savait exercer sur lui-même, et l’importance qu’il attachait à ne pas laisser paraître ses émotions, il ne put s’empêcher de tressaillir.

— Ce que tu viens de m’apprendre là, Panocha, reprit-il après un léger silence, ne justifie en rien ta conduite ! Où est Antonia ? Auprès de don Luis ? Est-elle triste, ou bien ne l’aimait-elle déjà plus ?

Le Mexicain, avant de répondre, s’allongea de sa main droite deux coups de poing dans la poitrine, tandis que de la gauche il affectait de vouloir s’arracher les cheveux.

— La señora comtesse adorait son mari ! s’écriait-il. Pauvre señora Antonia ! Tout bien réfléchi, c’est peut-être un bonheur qu’on l’ait enlevée avant que ce funeste événement ait eu lieu ; il y aurait eu là de quoi la rendre folle de douleur.

Joaquin, qui jusqu’alors était resté appuyé contre le chambranle de la porte, fit un brusque mouvement et s’avança vers l’hidalgo.

— Un mariage !… un enlèvement !… Explique-toi !

— Votre seigneurie, ordinairement si bien informée, ne sait donc rien de tout ce qui s’est passé ici ? dit Panocha avec une orgueilleuse satisfaction qui sécha ses larmes dans ses yeux. C’est toute une narration que j’ai à lui faire.

Le Mexicain, après avoir pris une pose pleine d’onction et de dignité, baissait modestement les yeux et réfléchissait à son exorde, lorsque le Batteur d’Estrade le saisit par le collet de sa veste, et le secouant avec violence :

— Au fait, au fait, Panocha !… Le comte avait donc épousé Antonia ! Allons, pas de phrases !… un oui ou un non.

— Oui, seigneurie !

— Où s’est célébré ce mariage ?

— Ici, señor…

— Ah !… Mais il n’y a point de prêtre à la Ventana… Ce que tu appelles un mariage n’aurait-il été…

L’hidalgo n’attendit point la fin de cette phrase pour y répondre.

— J’ai été chercher un prêtre à Guaymas.

— J’avais bien jugé ce d’Ambron. C’est un fou sublime, murmura Joaquin. Maintenant, Panocha, quel est cet enlèvement ? N’as-tu pas dit : enlèvement ? Qui empêche Antonia de se trouver aux côtés de son mari ?

— Ce rapt, seigneurie, devait remplir la partie la plus intéressante et la plus mystérieuse de la narration que je me disposais à vous faire, lorsque vous avez jugé convenable de me…

— Pas de mots inutiles ! Antonia a été enlevée ?

— Oui, señor.

— Par ruse, ou par violence ?

— Par ruse.

— Quel est l’auteur de crime ?

— Le Canadien Grandjean.

— Bien !… Grandjean mourra !… Quand s’est accompli ce funeste événement ?

— Il y a environ deux heures.

— Descends tout de suite et va me seller le meilleur cheval des écuries du rancho.

Cet ordre, qui lui était donné d’une voix impérieuse et brève, sembla contrarier vivement le Mexicain.

— Seigneurie, dit-il en hésitant, le meilleur cheval du rancho est le mien, Tordo ! mais ce brave animal est, pour le moment, harassé de fatigue. Si vous voulez suivre mon conseil, vous lui accorderez quelques heures de repos, et pendant ce temps-là vous verrez s’il n’y a pas moyen de rappeler le comte à la vie. On prétend, señor Joaquin, qu’il n’y a pas médecin au monde entier qui se connaisse si bien que vous en blessures. C’est vraiment pité de laisser ainsi ce cher seigneur sans secours.

Le Batteur d’Estrade resta un moment à réfléchir.

— Oui… ce Panocha a raison, se dit-il, ce serait une cruauté impardonnable que d’abandonner ce noble don Luis. Quelques minutes de plus ou de moins ne m’empêcheront pas de rejoindre Grandjean. Oh ! misérable !… Il n’a donc tenu aucun compte de la lettre que j’avais remise à M. d’Ambron !

Panocha attendait avec une anxieuse impatience que Joaquin Dick lui fît connaître ses intentions. S’éloigner de devant cette porte qui, maintenant ouverte, ne mettait plus aucun obstacle entre la fortune et lui, était au-dessus des forces du Mexicain ; d’un autre côté, la crainte que lui inspirait le Batteur d’Estrade était trop grande pour qu’il songeât sérieusement à résister à ses volontés.

Ce fut donc avec une joie des plus vives qu’il entendit Joaquin lui annoncer qu’il allait se rendre auprès de M. d’Ambron, mais cette joie cessa bientôt lorsque le Batteur d’Estrade lui ordonna de le suivre.

— Je vous en conjure, seigneurie, s’écria-t-il, épargnez-moi le triste spectacle de la mort ou de l’agonie du seigneur comte ! Je suis d’une sensibilité inouïe, et la vue de cette scène navrante me déchirerait le cœur !

— Ce qui signifie, en d’autres termes, Panocha, que tu désires rester seul pour terminer au plus vite l’opération