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de même ? Il faudra que je m’en informe. Qu’est-ce que j’entends ? Des pas de chevaux et la marche d’une troupe de piétons. Ce sont les hommes de M. de Hallay qui arrivent. Ma foi ! je n’en suis pas fâché. Ce tête-à-tête commençait à me peser.

En ce moment, Antonia releva la tête. Elle aussi avait entendu.

— Ah ! merci, mon Dieu ! s’écria-t-elle, voici du monde… je suis sauvée.

Le visage de la jeune femme offrait l’expression d’un si poignant désespoir, que le Canadien ne put retenir une sourde exclamation de douleur.

— Ah ! je suis un misérable ! murmura-t-il en serrant ses poings avec rage. Que n’ai-je compris plus tôt l’étendue de mon infamie !… Maintenant il est trop tard.

Grandjean monta tout aussitôt à cheval et courut à la rencontre des aventuriers. M. de Hallay marchait toujours entouré de son état-major de Français, à une centaine de pas en avant de ses hommes.

Le Canadien l’accosta par une brusque inclination de tête, et lui désignant du doigt Antonia :

— Voilà ! lui dit-il. Puis, après une légère pause : Puissent tous les malheurs de la terre vous tomber sur la tête, jusqu’à ce que le diable vous torde le cou !… ajouta-t-il.

Alors, frappant, malgré sa sympathie pour les animaux, de deux vigoureux coups d’éperon les flancs de sa monture, le géant tourna bride et s’en alla devant lui comme un insensé.

Une minute plus tard, M. de Hallay arrêtait son cheval devant la jeune femme, et la saluant avec une courtoisie exagérée :

— Señora, lui dit-il en élevant la voix de façon à être entendu de ses compagnons, je ne saurais trop vous remercier et vous complimenter de votre exactitude à venir au rendez-vous que vous m’aviez assigné. Votre litière est prête, voulez-vous me permettre de vous y conduire ?

Antonia se demanda un moment si toutes les secousses qu’elle venait d’éprouver ne l’avait pas rendue folle ; elle ne comprenait absolument rien au langage du marquis.

La vue d’une litière portée par deux mules et conduite par un Mexicain, qui, sur un signe du marquis, s’arrêta devant la jeune femme, augmenta l’étonnement de l’infortunée jusqu’à la stupeur.

— Montez donc, Antonia ! reprit M. de Hallay d’une voix qui affectait la familiarité et la bienveillance. L’étape d’aujourd’hui sera longue… nous n’avons pas de temps à perdre…

— Mais, señor, que signifie…

— Quoi, charmante Antonia, seriez-vous revenue sur votre détermination ! Auriez-vous encore une fois cédé à ces influences intéressées auxquelles j’ai eu tant de mal déjà à vous soustraire ?… Prenez garde, enfant… Les renseignements que le hasard a mis en votre pouvoir, s’ils ne nous sont pas absolument indispensables pour la réussite de notre expédition, augmentent du moins de beaucoup nos chances de succès, et nous éviterons des tâtonnements inutiles, longs et fatigants ! Or, plutôt que de renoncer à votre concours si précieux, Antonia, s’il le faut, j’emploierai la force.

— Mais vous mentez, señor ; mais je n’ai aucun renseignement. J’ignore ce que vous me demandez… Je ne monterai jamais dans cette litière !… s’écria Antonia hors d’elle-même. Oh ! vous avez beau me regarder avec des yeux qui disent le crime… je n’ai pas peur… il est impossible que parmi tous ces caballeros il n’y ait pas quelques nobles cœurs qui protégeront une femme !… À votre tour, monsieur, prenez garde !… mon mari saura me défendre et me venger !…

— Qu’appelez-vous votre mari, chère enfant ? demanda M. de Hallay d’une voix railleuse. N’est-ce pas ce M. d’Ambron qui a demeuré pendant le dernier mois avec vous au rancho ?… Hélas ! chère petite, il vous faudra, au retour de notre expédition, songer à d’autres amours !… J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Ce pauvre M. d’Ambron a été tué tout à l’heure !…

À la joie cruelle qu’exprimait le visage de M. de Hallay, Antonia vit qu’il ne mentait pas.

— Mort ! répéta-t-elle machinalement ; et étendant ses bras devant elle instinctivement et comme si elle eût voulu se retenir au vide, elle tomba évanouie.

— Pauvre enfant ! elle aimait bien son amant, dit M. de Hallay en se retournant vers les Français, qui, témoins de cette scène, étaient tous émus. Réellement, si je n’avais pas aussi besoin du concours de cette infortunée, je me ferais un scrupule de l’emmener dans ce triste état. Qu’on la porte dans la litière.

Tandis que la troupe des aventuriers s’éloignait avec Antonia, une scène non moins triste se passait à la Ventana. M. d’Ambron, relevé après sa chute par deux pions qui l’avaient suivi à distance, avait été porté par eux au rancho.


Sanglant et inanimé, il ne donnait plus le moindre signe de vie. Ses domestiques, jugeant qu’il était inutile de le monter dans sa chambre, s’étaient contentés de le déposer par terre, sur la natte de paille qui recouvrait le plancher du salon.

Du reste, c’est une justice à leur rendre, les serviteurs du rancho semblaient fort peinés de ce tragique événement, et s’ils ne songeaient pas à examiner si les blessures reçues par leur maître devaient lui donner ou lui avaient déjà donné la mort, du moins s’occupaient-ils du soin de son salut. Ils étaient en train de confectionner, avec un zèle et une attention soutenus, une croix de bois qu’ils voulaient placer sur sa poitrine. Cette croix, si elle ne le sauvait pas sur la terre, devait immanquablement lui ouvrir les portes du ciel !

Sur ces entrefaites arriva l’illustre Panocha. Le prudent hidalgo, caché dans les environs de la ferme, s’était empressé, aussitôt après le départ des aventuriers, d’accourir au rancho. Il avait hâte de savoir comment s’était passée l’entrevue du comte et du marquis.

M. d’Ambron, couvert de sang et étendu inanimé sur le plancher du salon, fut le premier objet qui s’offrit à sa vue :

— Et la señora ? demanda-t-il vivement.

— On ne sait ce qu’elle est devenue !… Oh suppose qu’elle a été traîtreusement enlevée par Grandjean ! lui répondit un pion.

Cette nouvelle produisit une telle impression sur Pano-