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à sourire d’un air triomphant : il semblait très-satisfait de lui-même.

— J’attends ce nom, Grandjean.

— Ce nom, señorita, va changer votre tristesse en joie, dit-il enfin… c’est le señor Joaquin Dick !


XI

LE DÉSESPOIR DE PANOCHA.


Persuadé, d’après les fausses confidences de l’Américaine, qu’Antonia aimait toujours Joaquin Dick en secret, Grandjean avait cru qu’en dénonçant le Batteur d’Estrade comme étant l’homme qui le faisait agir, il mettrait un terme aux reproches de la jeune femme.

Aussi son étonnement fut-il extrême, lorsqu’il vit la douloureuse stupéfaction que cette révélation produisit sur Antonia.

— Joaquin Dick ! répéta-t-elle avec un morne accablement. Oh ! mon Dieu ! ai-je pu me tromper à ce point, moi qui l’appelais mon ami, mon seul ami… moi qui avais une confiance illimitée dans son dévouement !… Mais alors, cette méchanceté dont il se targuait, cette insensibilité, hélas ! pis encore, cette férocité dont il faisait parade, tout cela était donc vrai !… Est-il possible que j’aie pu m’abuser aussi longtemps et aussi grossièrement sur son compte ! Grandjean, poursuivit la pauvre enfant en levant les yeux sur le géant, je ne te reprocherai plus l’infamie de ta conduite, car la cupidité, je le sais, est l’unique mobile de tes actions, et Joaquin Dick a dû te donner beaucoup d’or ; mais, au fond, Grandjean, je te le répète, tu n’es pas cruel, et je suis assurée que tu te refuserais à assassiner une femme pour de l’argent !… n’est-ce pas ?

— Moi, assassiner une femme… blanche… pour de l’argent ! s’écria le Canadien avec une indignation véritable. Ah ! señorita !… je préférerais perdre mon œil droit à avoir une semblable action sur la conscience !

— Eh bien ! Grandjean, cette action, dont la pensée te répugne si fort, tu es, sans t’en douter, à la veille de la commettre.

— Comment cela ?

Antonia regarda froidement, longuement le Canadien ; puis, d’une voix qui exprimait une résolution ferme et une sincérité entière :

— Si j’étais jamais menacée d’avoir à rougir devant M. d’Ambron, je n’hésiterais pas à me tuer.

— Vous tuer, señorita ! et pourquoi ? Je ne vous comprends plus.

— Or, la responsabilité de ma mort ne pèserait-elle pas tout entière sur toi, sur toi seul ?

Grandjean resta un instant pensif, ses gros traits exprimaient quelque chose qui ressemblait à de l’attendrissement ; mais bientôt un froid sourire d’incrédulité abaissa ses lèvres épaisses, et secouant la tête d’un air de doute :

— Il est clair, señorita, répondit-il, que vous voulez vous amuser à mes dépens… Les femmes ne se tuent pas ! Cela ne s’est jamais, vu !… Et puis, vous aurez beau prétendre le contraire, vous ne me persuaderez point que vous n’ayez pas aimé Joaquin Dick ! Je sais bien que vous êtes maintenant mariée, mais cela ne prouve rien du tout. J’ai toujours entendu dire que les femmes se résignent assez aisément à épouser les hommes qu’elles n’aiment pas !… Vous tuer !… Et pourquoi, grand Dieu ! Le señor Joaquin Dick est fort riche !… Bon ! il paraît que je viens de dire une sottise, car vous semblez très en colère !… Que voulez-vous ? je me connais si peu dans toutes ces choses de sentiment, que, quand j’en parle, il m’est permis de me tromper quelquefois !…

Antonia jugea inutile de poursuivre cette conversation ; elle s’assit sur un quartier de roche, appuya ses coudes sur ses genoux, cacha sa tête dans ses mains et resta silencieuse.

Grandjean, ainsi que fait une sentinelle qui garde un prisonnier, se mit à se promener de long en large d’un pas lourd et régulier ; de temps en temps il jetait sur la jeune femme un regard à la dérobée.

Le Canadien paraissait mécontent ; ses épais sourcils, qu’une violente tension de son front courbait à chaque instant ; sa main, qui serrait énergiquement le canon de son rifle ; certains hochements de tête, pleins d’impatience, prouvaient que ses réflexions étaient pénibles. Plusieurs fois il s’arrêta devant la jeune femme avec l’intention évidente de lui adresser la parole ; mais, soit que sa timidité le retint, soit qu’il eût honte de sa conduite, chaque fois, après une courte hésitation, il reprit sa marche lente et monotone.

Tout à coup il tressaillit, et une épaisse rougeur enlumina son visage. À travers les doigts des mains jointes d’Antonia, il venait de voir filtrer des larmes.

— Señorita, s’écria-t-il d’une voix presque émue, je vous en prie, ne pleurez point ainsi. Je vous jure que si j’avais su vous affliger autant, j’aurais refusé de me charger de cette affaire. Et pourtant, c’eût été dommage, car votre enlèvement va me permettre de retourner dans ma patrie, à Villequier, où m’attend une position des plus magnifiques. Eh bien ! je vous le répète, malgré cette belle perspective, si j’avais pu prévoir votre ennui, je n’aurais pas hésité une seconde à refuser la somme énorme que l’on m’a donnée. Voyons, señorita, vous qui êtes si bonne, car réellement vous êtes bonne, ne vous réjouirez-vous pas un peu à l’idée que je vous devrai le bonheur de ma vie entière ?… Songez donc que, sans votre enlèvement, il m’aurait peut-être fallu subir encore dix ans de privations, de fatigues et de travaux avant de parvenir à ramasser la petite fortune que vous m’avez fait gagner en une heure ! Cette pensée devrait vous consoler ! Allons, señorita, regardez-moi !… Je suis sûr que vous ne m’en voulez plus !…

Le géant prit doucement les mains d’Antonia pour les lui retirer de devant le visage ; mais il les abandonna tout aussitôt en murmurant avec un étonnement plein d’effroi :

— Je ne m’étais pas trompé, il y a un mois : c’était bien le contact de cette main, si fragile et si petite pourtant, qui m’a causé une commotion si vive et si soudaine ! C’est drôle tout de même que je sois arrivé à mon âge sans me douter que les femmes étaient douées d’une propriété semblable à celle de la torpille. À présent, toutes les femmes sont-elles