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tinua à garder le silence. De grosses gouttes de sueur glissaient le long de son front rugueux.

— Parle-moi donc, Grandjean, reprit la malheureuse enfant avec une anxiété croissante, où est M. d’Ambron ? où allons-nous ?

Le Canadien essaya de répondre ; son gosier desséché par l’émotion arrêta sa voix au passage.

— C’est bien beau d’être adjoint au maire de Villequier, murmura-t-il, mais ce bonheur, je le paye bien cher !…

Quelque profond que fût le désespoir de la jeune femme, le silence obstiné de son conducteur devait à la fin attirer son attention ; un vague pressentiment du danger qu’elle courait traversa sa pensé, et, sans la distraire de ses cruelles préoccupations, la fit réfléchir sur sa position.

— Grandjean, reprit-elle d’une voix agitée, tu as dû faire fausse route… Arrête, je veux descendre… j’irai à pied.

Le géant, au lieu d’obéir, redoubla de vitesse.

— Ne m’entends-tu pas ? reprit Antonia de plus en plus troublée… Arrête ! te dis-je.

Le Canadien parut hésiter, mais il ne ralentit pas sa course.

Les soupçons de la jeune femme se changèrent en une poignante certitude. Elle essaya de sauter à terre, mais le géant s’attendait à cette tentative et de son bras puissant il retint Antonia.

— Infâme ! s’écria-t-elle, superbe d’indignation et de mépris. Grandjean, reprit-elle presque aussitôt, c’est pour de l’or, n’est-ce pas, que tu accomplis cette lâcheté ! que tu te rends coupable de cette odieuse ingratitude ? Oui, car la cupidité est le sentiment qui domine en toi, le mobile de toutes tes actions ! Eh bien ! dis-moi ce que l’on t’a payé ou promis et je m’engage à te donner le double de cette somme. Où m’emmènes-tu ainsi ? Pourquoi m’as-tu enlevée ? Sans doute pour m’empêcher de courir au secours de M. d’Ambron ?… Oui ! Oui ! c’est cela. Sa mort a été résolue ? Oh veut l’assassiner, et l’on a craint mon désespoir !

Depuis que sa victime avait deviné ses intentions, le Canadien se sentait beaucoup plus à l’aise ; car ce qui jusqu’alors l’avait si fortement préoccupé, était de savoir comment il s’y prendrait pour avouer à Antonia qu’elle était sa prisonnière.

Ce lui fût donc un véritable soulagement de n’avoir, au lieu d’entamer l’entretien, qu’à répondre à une question.

— Rassurez-vous, señorita, dit-il, votre mari ne court absolument aucun danger…

— Que dis-tu ? s’écria Antonia, à qui cette annonce fit oublier pendant un instant la position dans laquelle elle se trouvait.

— La vérité, señorita… Je vous le jure !

— Hélas ! je n’ose… je ne puis le croire. Un homme capable de se conduire ainsi que tu le fais ne mérite pas qu’on ajoute foi à ses paroles… Les lâches et les traîtres sont menteurs…

Cette accusation fut des plus sensibles au géant ; son visage refléta l’expression de la dignité blessée.

— Señorita, s’écria-t-il, c’est bien mal ce que vous venez de dire là… On ne parle pas ainsi à un honnête homme !… Vous savez bien que je ne mens jamais ! Je vous le répète, M. d’Ambron n’est exposé à aucun péril… et cela justement parce que je vous ai enlevée…

L’accent dont le Canadien prononça ces mots dénotait une telle sincérité, que la jeune femme se sentit troublée jusqu’au plus profond de son cœur.

— Merci, mon Dieu ! murmura-t-elle en levant vers le ciel un regard brillant de reconnaissance.

Le premier moment de la joie passé, un mélancolique sourire apparut sur le charmant visage d’Antonia.

— Hélas ! murmura-t-elle, c’est le pronostic du gabilan qui se réalise !… Oui, en effet, mon Luis bien-aimé n’a rien à craindre… N’a-t-il pas abattu le sinistre et méchant oiseau de proie ?…

Une fois délivrée des épouvantables appréhensions qui, depuis le départ de son mari avec M. de Hallay, l’avaient si cruellement torturée, Antonia reporta toutes ses pensées à ce qui lui arrivait.

Quel était le but de son enlèvement ? qui l’avait ordonné ? Son indécision fut de courte durée. Le nom de l’Américaine se présenta tout d’abord à son esprit, et elle ne chercha pas davantage. Ce coup ne pouvait venir que de miss Mary. Quant à l’intention, elle était flagrante. On voulait la séparer de son Luis adoré ! Oui, mais son mari saurait bien la délivrer !… Antonia, plus calme, adressa de nouveau la parole à son ravisseur.

— Grandjean, lui dit-elle, si vous voulez me laisser descendre, je vous jure que je ne tenterai pas de me sauver !

Soit que le géant fût arrivé à l’endroit qu’où lui avait désigné, soit qu’il eût confiance dans la promesse de la jeune femme, toujours est-il qu’il appuya aussitôt sur la bride de son cheval.

Ce fut avec une joie véritable qu’Antonia sentit ses pieds fouler le sol.

— Grandjean ; continua-t-elle, vous n’avez pas répondu à l’offre que je vous ai faite tout à l’heure.

— Quelle offre, señorita ?

— De vous donner une somme double de celle que vous avez reçue pour commettre votre vilaine action, si vous consentiez à me rendre ma liberté.

— Ce serait trop cher pour vous, señorita, répondit le Canadien avec un gros soupir. Du reste, soyez assurée que quand bien même vous m’offririez tous les trésors que cachent les sables du désert, je vous refuserais également… Je suis un honnête homme, señorita Antonia !… et un honnête homme n’a qu’une parole !… Je dois faire honneur au marché que j’ai passé…

— Êtes-vous aussi convenu avec la personne qui vous a commandé cette infamie, que vous ne répondriez pas à mes questions ?…

— Nullement, señorita ; je ne me suis engagé qu’à une seule chose, à vous amener et à vous garder ici jusqu’à ce que l’on vienne vous chercher… ce qui, du reste, ne peut pas tarder beaucoup…

— Eh bien ! puisque la discrétion ne vous est pas recommandée, apprenez-moi le nom de la personne dont l’or vous a poussé au crime…

— Ce nom, miss Antonia, vous le connaissez.

— Je le croîs aussi !… Quel est-il ?

Le Canadien, au lieu de répondre tout de suite, se mit