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rieux à tout duel, mais cet usage ne s’étend pas jusqu’à porter atteinte à la liberté des combattants. Place donc, je vous le répète !

Les aventuriers échangèrent rapidement entre eux quelques mots à voix basse, puis l’un d’eux, sortant de la foule, s’avança vers le marquis, et prenant la parole :

— Monsieur de Hallay, lui dit-il, j’ai l’honneur de vous déclarer, non pas seulement en mon nom, mais au nom de tous nos compatriotes, que vous ne vous battrez pas.

— Je ne me battrai pas ! répéta le jeune homme d’un ton moqueur, et qui m’en empêchera ?

— Nous tous !… Dame ! que voulez-vous, monsieur de Hallay ! il faut bien que vous vous soumettiez… vous n’êtes pas le plus fort ! Remarquez toutefois, monsieur, que notre exigence n’a rien d’injuste !… Loin de là ! Quand la colère ne vous aveuglera plus, vous serez le premier à reconnaître que nous avions raison ! N’oubliez pas que vous êtes le seul parmi nous qui connaissiez l’endroit où reposent les trésors que nous allons conquérir ! Vous n’avez donc pas le droit, après nous avoir attachés à votre fortune et conduits dans ces lointains pays, de risquer, dans un but qui vous est purement personnel, une existence qui ne vous appartient pas en ce moment-ci, et qui nous est si précieuse… Vous mort, que deviendrions-nous ?… Nos peines, nos dépenses et nos fatigues passées seraient perdues pour nous !… Non, monsieur, je vous le répète, vous ne vous battrez pas !

Un murmure spontané, approbateur, s’éleva dans les rangs des aventuriers, et accueillit et sanctionna la déclaration de leur délégué improvisé. M. de Hallay paraissait en proie à une agitation et à une indécision extrêmes.

— M. d’Ambron, dit-il d’une voix sourde, avouez qu’une implacable fatalité semble nous poursuivre !… voici la seconde fois qu’un événement imprévu surgit entre nous deux et nous sépare au moment où nous espérions satisfaire notre haine mutuelle. J’ai une trop grande opinion de votre orgueil pour croire que, plus tard, lorsque je reviendrai vous réclamer cette dette de sang, vous songiez à vous prévaloir de l’empêchement qui nous condamne aujourd’hui à l’inaction.

M. d’Ambron avait écouté son adversaire sans l’interrompre ; mais un sourire de souverain mépris était constamment resté sur sa bouche.

— Marquis de Hallay, répondit-il, je n’ai jamais fait de ma vie et je ne ferai jamais de concessions aux gens que je n’estime pas. Ce n’est pas, souvenez-vous-en, un événement imprévu qui, lors de notre première discussion ; vous a arraché les armes des mains… Si nous ne nous sommes pas battus alors, c’est parce que, contrairement à toutes les lois de l’honneur, vous avez envoyé une femme, miss Mary, mendier votre vie auprès de moi !… Aujourd’hui, monsieur, je reconnais, en effet, qu’un obstacle paraît devoir nous condamner à l’inaction ; mais cet obstacle, j’en ai l’intime conviction, c’est vous-même qui l’avez suscité… Non, marquis, je ne me rendrai plus à votre appel, si la fantaisie vous prend un de ces jours de me provoquer de nouveau. J’aurais pu, dans l’espoir de le punir, me battre contre un voleur et un assassin, mais je n’accepterai jamais les provocations d’un lâche !…

À cette sanglante et mortelle injure, le marquis poussa un cri qui ressemblait au rugissement d’un tigre blessé.

— Ah ! misérable… tu vas mourir !

Alors s’élançant avec une prodigieuse impétuosité sur les aventuriers qui l’entouraient, il les écarta violemment, et montrant du doigt à son adversaire l’espèce de trouée qu’il Venait de faire dans leurs rangs.

— En place ! continua-t-il ; non plus à cent… mais à dix pas !…

M. d’Ambron s’empressa de mettre à profit la liberté momentanée qui lui était rendue pour sortir du cercle vivant qui l’emprisonnait ; mais tout aussitôt les aventuriers se jetèrent de nouveau entre lui et le marquis.

— Si c’est une comédie que vous jouez, monsieur de Hallay, dit le comte, je vous félicite de votre talent scénique… on ne saurait mieux imiter la fureur… Si, au contraire, vous êtes de bonne foi, je ne puis vous plaindre, car vous êtes la victime de votre propre duplicité.

M. d’Ambron mit sa carabine en bandoulière et s’éloigna lentement.

Le marquis, c’est une justice à lui rendre, était dans un pitoyable état de rage et de désespoir. Il aurait volontiers sacrifié en cet instant sa vie pour avoir celle de son adversaire.

À trois reprises différentes il tenta de renverser les aventuriers qui lui barraient le passage ; mais, malgré sa force prodigieuse, il dut reconnaître son impuissance ; ce n’était plus cinquante personnes, mais bien son armée entière qui l’entourait.

— Messieurs, s’écria-t-il d’une voix tremblante de colère, je jure que tant que vous ne m’aurez pas laissé punir cet orgueilleux insolent, tant que cet homme vivre, je resterai ici à attendre l’heure de la vengeance. Ah ! vous voulez de l’or au détriment de mon honneur !… eh bien ! cet or, nous verrons si vous le trouverez sans mon secours !…

M. de Hallay avait à peine achevé de prononcer ces mots, que deux cous de feu retentirent près de lui ; le premier partait d’un rifle kentuckien, le second avait été tiré par une carabine française, mais tous les deux, hélas ! étaient dirigés vers le même but, sur M. d’Ambron, qui, après avoir chancelé un instant, était tombé raide et inanimé par terre.

Quoique la plupart dés hommes qui composaient la troupe du marquis fussent de véritables bandits, un morne silence suivit la chute du comte.

Tandis que ce fatal événement dénouait d’une façon si tragique la querelle pendante entre les deux rivaux, une scène non moins odieuse et tout aussi abominable se passait à une demi-lieue de là !

Cette scène n’avait pour acteurs que Grandjean et Antonia !

Absorbée par l’intensité de son effroi et de sa douleur, et sans nulle défiance du Canadien, la jeune femme s’était laissée asseoir sur la croupe de son cheval ; ce ne fut qu’après quelques minutes d’une course rapide qu’elle songea à interroger le géant.

— Grandjean, dit-elle, je ne vois personne… nous arriverons trop tard… Éperonne donc ton cheval… nous n’avançons pas… Mon Dieu, ayez pitié de lui… protégez-le !… Pourvu que tu ne te sois pas trompé de chemin, Grandjean. Où les as-tu laissés ? où devaient-ils se battre ?

Le Canadien stimula vigoureusement sa monture et con-