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Le léger tissu resta un moment immobile dans l’espace.

— Miss Mary, en entreprenant ce voyage, a obéi bien plus au sentiment de la jalousie qu’à celui de la curiosité… L’admirable beauté d’Antonia va exalter son chagrin jusqu’à la fureur. Je crois qu’on doit s’attendre à tout de l’explosion de sa colère…

— Oh ! non, Joaquin, vous exagérez ! Que miss Mary ressente pour moi une certaine prédilection, de l’amour même, si vous le voulez, soit ! mais je n’admettrais jamais que cette passion soit assez violente et miss Mary assez dépourvue de toute vertu pour qu’Antonia ait à redouter les effets de sa vengeance !…

— Une femme dédaignée n’est ni vertueuse, ni criminelle, ni bonne, ni mauvaise, elle est folle ! Elle ne sait pas ce qu’elle fait !… Mais laissez-moi achever. Miss Mary n’est pas partie seule !… elle a emmené avec elle le Canadien Grandjean ; or, cet homme, si elle le paye généreusement, et rien n’est magnifique et généreux comme la femme jalouse, ne reculera devant l’exécution d’aucun ordre, devant aucune extrémité… Ce n’est pas que ce Grandjean soit une méchante nature ; non, tout au contraire. Il vaut mieux que la plupart des gens que je connais ; mais il a une manière de voir qui lui est toute particulière et qui le rend bien plus dangereux que ne le serait un bandit !… Je vous le déclare nettement, la position des choses étant telle qu’elle est, je crois qu’Antonia va se trouver exposée à de grands périls… et qu’il y a urgence, si réellement vous vous intéressez à elle, de courir à son secours !…

— Ah ! Joaquin…

— Un dernier mot, continua le Batteur d’Estrade en interrompant le comte. Laissez-moi m’étonner, qu’éprouvant pour Antonia un amour aussi sérieux et sincère que vous le prétendez, vous vous amusiez à gaspiller inutilement votre temps à San-Francisco, au lieu de vous rendre auprès d’elle. Cette commode indifférence ne s’allie que médiocrement avec les beaux et grands sentiments que vous affichez…

— Votre reproche est injuste, señor Joaquin !… Il m’a fallu au contraire déployer toute mon énergie, pour pouvoir rester aussi longtemps loin d’Antonia !… Si le sentiment qui m’entraîne vers elle devait être rangé dans la catégorie de ces affections éphémères que l’on nomme un caprice, depuis longtemps déjà je serais retourné à la ferme de la Ventana. C’est justement parce que je redoute de me laisser aller follement à un désir de mon imagination, plutôt qu’à