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produit sur le jeune homme un effet tout opposé que sur le Mexicain ; au lieu de retenir la bride à son cheval, il l’avait frappé de l’éperon, et s’était éloigné en priant Antonia de ne pas le suivre et de l’attendre. Antonia n’avait obéi qu’à regret et même, qu’à moitié à cette recommandation, car elle avait été rejoindre don Andrès, qui avait prudemment remis son cheval au pas.

— Pourquoi n’as-tu pas accompagné ton maître ? lui demanda-t-elle d’un ton de reproche.

Panocha se redressa fièrement sur sa selle, courba son bras gauche, et, appuyant son poing sur le manche de son machete (un sabre droit) :

— Señora, répondit-il, je suis courageux, mais non pas imprudent !… Et puis, s’il allait arriver un malheur, qui vous défendrait ?

— Un malheur ! répéta la jeune femme en pâlissant.

— Pourquoi pas ? Une balle de rifle ne respecte pas plus un seigneur comte qu’un autre homme ; le plomb manque de courtoisie et d’intelligence.

— Tu me fais frémir Andrès ! N’appuie donc pas ainsi sur la bouche de ton cheval. Voici que tu recules au lieu d’avancer. Quel peut être cet homme que nous avons aperçu ?

— Pas grand’chose de bon, señora ! Pourvu encore qu’il soit seul ! Qui nous assure que le seigneur comte ne va pas se heurter contre une troupe de bandits ?… Tiens, justement voici une seconde personne !… Je savais bien, moi, que l’homme à la carabine n’était pas seul à Buenavista. Quel est donc son compagnon ? Est-il aussi armé ? Le soleil, qui me frappe en plein dans les yeux, m’empêche de bien distinguer… On dirait que…

Panocha s’interrompit au milieu de sa phrase, et poussant une exclamation d’un joyeux étonnement :

— Ah ! ah ! continua-t-il, le seigneur comte a enfin compris l’inconséquence de sa conduite… il arrête son cheval, comme j’ai arrêté le mien !… Bon, voici maintenant qu’il tourne bride comme j’ai tourné bride, et qu’il revient vers nous comme je suis revenu vers vous !…

Antonia, depuis un instant, n’écoutait plus le Mexicain ; penchée très en avant sur sa selle et les yeux dilatés outre mesure, elle fixait d’un ardent regard, malgré l’éclat du soleil, la seconde personne qui venait de se montrer dans les ruines de Buenavista ! Bientôt un douloureux soupir souleva sa poitrine, et frappant d’un violent coup de cravache la croupe de son cheval, elle le lança au galop. Elle avait reconnu miss Mary !…

— Luis, dit-elle en rejoignant M. d’Ambron, c’est l’Américaine, n’est-ce pas ?… Tu as tort de n’ajouter aucune foi aux présages… L’apparition du vautour, tu le vois, n’était pas un hasard, c’était bien en effet un avertissement !… Maintenant, où allons-nous ?

— À la Ventana ! répondit le jeune homme d’un ton qui dénotait une ferme résolution. Chère Antonia, continua-t-il sans lui donner le temps de répondre, n’essaye pas, je t’en conjure, de me faire changer d’avis ; tu me causerais un véritable, un profond chagrin, car je me trouverais contraint d’opposer un refus à tes prières. Mon éloignement précipité du rancho a été une faiblesse ; m’abstenir à présent dans le projet d’y retourner serait un déshonneur.

— Le déshonneur, Luis ?… Et pourquoi ?

— Parce que miss Mary m’a reconnu… qu’elle verra sans nul doute le marquis, et que je ne veux ni ne puis donner à M. de Hallay le droit de raconter que je me suis sauvé devant lui !… Crois-moi, chère enfant, c’est toujours une déplorable chose que de s’éloigner, même accidentellement, de la ligne du strict devoir !… Une faiblesse n’est jamais isolée dans la vie, elle vous entraîne fatalement bien au delà des concessions que vous aviez cru pouvoir faire à votre conscience et devient le point de départ d’une existence tourmentée !…

Antonia écoutait toute pensive.

— Oui, tu as raison, Luis, répondit-elle.

Le soupir dont la jeune femme accompagna ces paroles prouvait plutôt l’obéissance que la conviction.

— Mais tu me jures, n’est-ce pas, Luis, reprit-elle avec vivacité, que si M. de Hallay vient à la Ventana, tu ne feras aucune allusion au passé, tu ne lui fourniras aucun prétexte de querelle ?

— Je te le jure, Antonia !…

Ce ne fut pas sans une certain embarras que M. d’Ambron donna à Panocha l’ordre de faire rebrousser chemin aux mules de charge, il redoutait les réflexions et les questions du Mexicain ; et, en effet, l’hidalgo ne se fit pas faute ni des unes ni des autres.

— Retourner au rancho, dit-il, sans chercher à cacher la contrariété et l’étonnement que lui causait la résolution du jeune homme, mais vous n’y songer pas, seigneur comte !… Les hommes du marquis, impatients de commencer leur expédition, se seront mis en route aujourd’hui même… Demain, ils seront à la Ventana !… Permettez-moi de vous faire observer…

M. d’Ambron adressa à Antonia un regard empreint d’un reproche involontaire, et apostrophant le Mexicain d’une voix brève et impérieuse :

— Obéissez, reprit-il sèchement.

Panocha, intimidé, garda le silence et s’exécuta.

Pendant le reste du trajet, pas une parole ne fut échangée entre les voyageurs. Antonia observait à la dérobée et avec une anxieuse attention le visage de M. d’Ambron. Deux ou trois fois elle tressaillit et pâlit en voyant passer comme l’éclair d’une fière et généreuse colère dans les yeux du jeune homme.

Panocha, lui, était fort calme ; il avait pris la résolution de s’éloigner tout seul du rancho.


FIN DE LA TROISIÈME SÉRIE.