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de douleur si vous aviez repoussé mes vœux !… Devant Dieu qui nous entend, Antonia, et que je prends à témoin de mon bonheur et de mon serment, je jure de n’avoir jamais d’autre femme que vous !…

Le comte, emporté par la violence de sa passion trop longtemps contenue, s’élança vers la jeune fille pour la serrer contre son cœur ; mais Antonia l’arrêta au milieu de son élan par un geste empreint à la fois d’une irrésistible dignité et d’une grâce touchante !

— Luis, lui dit-elle, les yeux humides de larmes de joie, laissez-moi d’abord remercier Dieu !

Antonia s’agenouilla, et, après avoir prié avec ferveur, elle leva vers le ciel un regard empreint d’une expression d’indicible reconnaissance.

— Je l’aime ! ô mon Dieu ! je suis trop heureuse, ayez pitié de moi ; j’ai peur de mon bonheur !

Au moment où Antonia se relevait, un bruyant frôlement de branches se fit entendre à une distance très-rapprochée ; presque aussitôt, l’illustre Panocha fit son entrée en scène : cette fois, le Mexicain n’avait plus son couteau à la main, mais, eh revanche, il semblait être d’une détestable humeur.

— Seigneur comte, dit-il, je vois, qu’occupé comme vous l’êtes, j’aurais pu vous attendre longtemps encore au rendez-vous que vous aviez bien voulu me donner.

— Après, señor Andrès ? demanda froidement M. d’Ambron.

— Dame ! vous comprendrez, seigneurie, que m’aventurer seul dans ce bois où il y a positivement plusieurs personnes qui se cachent, ce qui signifie qu’elles n’ont pas d’excellentes intentions, n’est pas une récréation des plus agréables !… Je ne crains certes âme qui vive en rase campagne, lorsque le soleil brille sur la lame de mon couteau… mais dans ce fouillis de buissons et au milieu de ces milliers d’arbres touffus, la compagnie d’un homme déterminé ne me causerait, loin de là, aucun déplaisir.

— Très-bien, Andrès ! Rendez-moi ma carabine, je fouillerai seul l’intérieur de ce bois. Antonia, je vous en prie, retournez à la Ventana.

Comme la jeune fille hésitait, M. d’Ambron s’adressa à Panocha.

— Señor Andrès, continua-t-il, veuillez escorter la comtesse d’Ambron jusqu’au rancho.

— La comtesse d’Ambron ! répéta le Mexicain avec une surprise pleine d’accablement, que la lugubre pantomime dont il jugea à propos de la faire suivre rendit burlesque, la comtesse d’Ambron ! Au fait, c’est juste, et j’aurais dû prévoir ce qui arrive… je ne suis, moi, qu’un simple hidalgo… ce titre de comte a ébloui et aveuglé la señorita Antonia ! Sans cela…

Panocha n’acheva pas sa phrase, mais le complaisant regard qu’il laissa tomber sur son chétif individu la complétait d’une façon très-claire et très-suffisante !


V

LES CRAINTES D’ANTONIA.


Ce n’était pas sans une secrète intention que M. d’Ambron avait confié Antonia à la garde et aux soins de Panocha. Après ce qui venait de se passer entre la jeune fille et lui, le comte éprouvait le besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées, de se recueillir. Ce fut donc avec une distraite indifférence qu’il se mit à parcourir et à visiter la forêt. Du reste, son inexpérience des solitudes du nouveau monde lui rendait sa tâche difficile, sinon impossible. Après une exploration, ou, pour être plus exact, une promenade de deux heures, le jeune homme reprit le chemin du rancho, à peu près persuadé que Panocha, en signalant l’apparition de miss Mary, n’avait eu d’autre but que de se donner une certaine importance, et que cette apparition n’avait jamais eu lieu.

Un peu avant d’arriver au rancho, M. d’Ambron aperçut Antonia qui se rendait à sa rencontre ; elle semblait en proie à une vive inquiétude.

— Luis, s’écria-t-elle, que je suis heureuse de vous revoir !… Je m’étais persuadée que vous couriez un danger, et j’allais partir pour vous rejoindre.

Le jeune homme lui sourit tendrement, et, la regardant avec amour :

— Mais à présent que me voici, Antonia, pourquoi vos yeux restent-ils empreints de tristesse, pourquoi votre front est-il soucieux ?

— Parce que j’ai un remords, Luis !…

— Un remords ? vous, Antonia !… dit le jeune homme avec une incrédulité doucement railleuse. Eh bien, si, comme je l’espère, vous n’avez plus aucun secret pour moi, faites-m’en la confidence !… Je me trompe fort, ou vous êtes victime en ce moment-ci d’une exagération de délicatesse !…

Antonia courba la tête, et une charmante rougeur colora son délicieux visage.

— Vraiment, Luis, vous me jugez trop favorablement, dit-elle, car j’ai aussi un secret… un grand secret…

— Un remords et un secret ! s’écria gaiement le comte ; mais vous me faites frémir, Antonia, et je ne sais plus si je dois encore insister pour obtenir vos aveux !… Cependant, je suis si heureux aujourd’hui, qu’il doit y avoir en moi un grand fonds d’indulgence !… Je vous écoute… parlez !…

M. d’Ambron prit la jeune fille par la main et se dirigea à pas lents vers le jardin du rancho.

— Luis, dit Antonia, la pensée que non-seulament vous ne deviez plus partir, mais surtout que vous ne me quitteriez jamais, m’avait d’abord causé un tel éblouissement, que, pendant un instant, j’ai été incapable de réfléchir ; la joie m’aveuglait !… Je croyais ne plus appartenir à la terre… Oh ! j’ai fait un bien beau rêve !…

— Un rêve, Antonia !… mais…

— Oui, un rêve ! seulement un rêve ! continua la jeune fille en interrompant le comte, car l’heure de notre séparation va sonner !

Des sanglots qu’Antonia essayait en vain de comprimer, et qui gonflaient sa poitrine, montèrent à ses lèvres et la contraignirent de s’arrêter.

M. d’Ambron ne souriait plus ; il avait peur !


— Calmez-yous, Antonia, murmura-t-il d’une voix qui dénotait une sérieuse émotion.

— Non, non… Luis… Laissez-moi poursuivre… plus tard, je n’en trouverais peut-être plus la force.

La jeune fille fit une nouvelle pause, puis elle continua