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un parfait contentement de lui-même ; en effet, il était aussi étonné que charmé de la facilité qu’il montrait à soutenir un dialogue avec une femme.

— Devez-vous rester longtemps au rancho ? reprit Antonia après avoir hésité.

— Je l’ignore, señorita, la durée de mon séjour ici dépend de la façon dont tourneront les événements.

— Quels événements, Grandjean ?

Cette interrogation embarrassa visiblement le géant ; mais, reprenant bientôt son indifférence :

— Quels événements, me demandez-vous, señorita ? Ma foi ! je ne le sais pas plus que vous… Je ne comprends rien à tout cela. J’ai une maîtresse qui me paye assez généreusement, et je lui obéis sans m’inquiéter du fond de sa pensée.

— Quelle est votre maîtresse, Grandjean ?

Caramba ! la señorita doña Maria, ici présente !… Vous imaginez-vous que je serais assez niais pour accompagner gratis une femme en voyage ?

Ainsi mise en scène, miss Mary s’empressa de prendre part à la conversation ; elle trouvait que le Canadien n’avait déjà que trop parlé.

— Doña Antonia, car tel est, si je ne me trompe, votre nom, dit-elle, votre réception m’apprend l’ennui que vous cause ma présence au rancho ; soyez assurée que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour m’éloigner le plus tôt possible… J’espère toutefois que vous voudrez bien m’accorder, ainsi qu’à mon serviteur, l’abri de votre toit jusqu’à demain matin. Soyez du reste persuadée que si je connaissais un moyen qui me permît, même au prix des plus grandes fatigues, de me passer de votre hospitalité, je n’hésiterais pas un instant à y avoir recours.

Cette phrase, qui, pour être prononcée en espagnol, n’en conservait pas moins une allure essentiellement américaine, ne parut causer ni étonnement ni dépit à Antonia.

— Señora, répondit-elle, je ne mérite pas ces reproches… C’est du plus profond de mon cœur et sans arrière-pensée que je vous supplie de considérer cette maison comme vôtre !… L’hospitalité est à mes yeux un devoir sacré !…

— Un devoir sacré, soit ! mais un devoir dont l’accomplissement vous est en ce moment-ci très-pénible…

— Pourquoi cela, señora ?

— Parce que la sympathie est un sentiment qui ne se commande pas, et que je doute d’avoir conquis la vôtre !

Antonia baissa la tête et ne répondit pas. Un sourire de farouche satisfaction crispa les lèvres de l’Américaine. Le silence expressif de sa rivale la débarrassait du fardeau de l’hypocrisie ; il ne lui restait plus qu’à engager hardiment la lutte ; et cette perspective, quoiqu’elle renversât tous ses plans, s’harmoniait parfaitement avec l’ardeur de sa passion et plaisait singulièrement à sa haine !… Elle n’avait plus besoin, ainsi qu’elle s’y était décidée d’abord, de capter, par la pénible affectation d’une fausse tendresse, l’amitié d’Antonia ; il lui était permis de combattre à visage découvert.

Grandjean, craignant que le dialogue commencé entre les deux jeunes filles ne se renouât et n’amenât un retard dans l’heure du souper, s’empressa de changer de conversation.

— J’ai peur, miss Mary, s’écria-t-il, que votre cheval n’ait été blessé par quelque épine ; on dirait qu’il boite ! voulez-vous que nous allions le voir de plus près ?…

Sur un signe d’acquiescement de l’Américaine, le Canadien s’éloigna ; miss Mary se disposait à le suivre, lorsque Antonia la retint par un geste presque suppliant.

— Señora, lui dit-elle d’une voix dont l’harmonieuse lenteur dénotait une émotion contenue, veuillez m’excuser si, à mon insu, je vous ai chagrinée ou offensée… Telle n’a jamais été mon intention… loin de là !

— Vous excuses, señorita, sont sans objet, répondit froidement l’Américaine ; si l’une de nous deux devait être blâmée dans cette circonstance, ce serait, non pas vous, mais moi.

— Il y a dans votre accent comme un souffle de colère qui détruit la bienveillance de votre réponse, señora, dit Antonia. Ma justification, dans votre bouche, ressemble à une nouvelle accusation… Je le vois, je vous ai cruellement froissée… Écoutez-moi, je vous en conjure, car je ne voudrais, pour rien au monde, ni éveiller un mauvais sentiment dans votre cœur, ni vous laisser la conviction que j’ai souhaité vous être désagréable.

Antonia fit une légère pause. Puis, d’un ton qui, malgré une nuance de gracieuse timidité et de charmant embarras, décelait au fond une franchise réelle et résolue :

— Señora, continua-t-elle, je ne saurais supporter la pensée que mon manque absolu des usages du monde pût vous exposer à des fatigues et à des privations inutiles ; que par ma sotte et coupable gaucherie, je vous aurais éloignée, presque chassée du rancho… Je suis fort ignorante, señora, et je ne sais pas dissimuler mes impressions ; mais jamais, du moins, un mensonge n’a souillé mes lèvres !… Je vous répète donc avec une entière sincérité que vous m’affligeriez si, blessée par la froideur involontaire de mon accueil, vous songiez à quitter la Ventana.

Les explications de la jeune fille, loin d’entamer la morgue de l’Américaine, ne firent que l’accroître ; elle regarda fixement sa rivale, et resta pendant l’espace de quelques secondes sans répondre.

— Vous me détestez bien, n’est-ce pas ? lui dit-elle enfin.

Une métamorphose aussi complète que soudaine s’opéra dans Antonia ; une fière contraction, si l’on peut parler ainsi, arrondit l’arc parfait de ses sourcils ; son œil, suppliant, prit une expression d’audace candide qui en doubla l’éclat, et sur sa bouche, si merveilleusement modelée, glissa un sourire exprimant un instinctif mépris.

— Non, señora, je ne vous déteste pas ! répondit-elle, mais je me sens gênée et oppressée en votre présence, car il me semble que de terribles et mauvaises pensées remplissent et torturent votre âme… et, vous l’avouerai-je ? que vous nourrissez contre mon repos et mon bonheur de méchants desseins !

Il y avait dans l’accent d’Antonia une fermeté pleine de simplicité qui, sans affaiblir la portée de sa réponse, en retirait néanmoins tout côté agressif et brutal ; c’était, non pas une accusation, mais une plainte.

La surprise que ces paroles causèrent à l’Américaine ne saurait se décrire ; incapable de pressentir ou de soupçonner, la délicate et merveilleuse organisation de sa rivale, son esprit s’arrêta tout d’abord à une pensée de trahison ; elle se dit qu’Antonia connaissait le motif qui la conduisait