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et de toute votre soumission : il est donc bien naturel que je désire connaître quelle est la limite de votre dévouement, et le point précis où finit votre conscience.

— Ma conscience finit là où commence mon intérêt !… Je l’affecterai pas une fausse modestie vis-à-vis de vous, miss Mary, je suis un garçon précieux pour les aventures ; vous chercheriez sans doute inutilement un rifle aussi docile et aussi infaillible que le mien !…

La bonhomie réelle avec laquelle le Canadien prononça ces mots, si elle n’en atténuait la signification, en retirait du moins la sinistre portée.

— Ainsi, master Grandjean, si je me trouvais forcée, dans l’intérêt de ma conservation personnelle, de vous désigner du doigt un homme…

— J’estimerai l’homme, et je vous dirai : C’est tant.

— Quel que fût cet homme ?…

— Oui !

— Vous n’aimez donc personne ?

— On ne vient pas en Amérique pour faire du sentiment, mais bien sa fortune… Ceux qui s’expatrient laissent leur cœur derrière eux ! Le mien est resté dans mon pays… à Villequier… je l’y retrouverai, si j’y retourne jamais ! Pourtant, oui, j’y pense, il est un homme contre lequel je j’entreprendrai rien, m’offrit-on toutes les pépites de la Californie et de la Sonoral…

— Par crainte ?

— Non, miss Mary, par reconnaissance ! répondit le Canadien tranquillement, et sans paraître nullement froissé de la question de la jeune fille.

-Il n’est pas probable, master Grandjean, car ce serait là, en vérité, un hasard par trop merveilleux, que cet homme soit justement celui-là même à qui je songe… Vous le nommez ?

— Joaquin Dick, le Batteur d’Estrade !…

ta réponse du Canadien produisit un effet prodigieux sur la jeune Américaine ; ses joues se décolorèrent, une pâleur livide envahit son front, une flamme jaillit de ses yeux devenus d’un bleu sombre.

— Joaquin ! toujours lui… répéta-t-elle à demi-voix. C’est la fatalité !

— Vous le connaissez, miss ? Au fait, qui ne le connaît pas ?… continua Grandjean. C’est un bien galant caballero ! nul mieux que lui ne manie l’or et le fer ; prodigue d’onces et de coups de couteau, il est un gentleman accompli dans toute la force du mot ! Ah ! quel malheur qu’il soit un peu sorcier !… sans cela, je serais encore à son service… Vous voyez, miss Mary, que la personne à laquelle vous aurez peut-être à me présenter, n’a rien de commun avec le seul être humain que je respecte en Amérique ; car don Joaquin se trouve en ce moment-ci en Californie, et nous, nous sommes en Sonora !…

L’émotion éprouvée par la jeune fille était violente ; mais avec une rare présence d’esprit et une force, inouïe de caractère, elle avait, aussitôt le choc reçu, recouvré son sang-froid.

— Y a-t-il longtemps que vous étiez lié avec le señor Joaquin Dick ?

— Personne n’est lié avec Joaquin Dick, répondit le Canadien. Il y a environ trois ans aujourd’hui que nous nous sommes vus pour la première fois,

— Ainsi, sa confiance en vous n’a jamais été assez intime pour qu’il vous ait dévoilé le mystère qui entoure sa vie ? Vous ignorez et ce qu’a été son passé et ce qu’il espère de l’avenir ?

— Le señor Joaquin possède un extrême bon sens. Il se méfie de tout de monde.

— Et vous, vous n’avez rien deviné ?

— Qu’entendez-vous par là, miss Mary ?

— Vous ne vous êtes jamais demandé, et vous n’avez jamais cherché à savoir quelle est l’existence réelle de cet homme si inexplicable ?

— Au contraire…

— Ah !…et quel a été le résultat de vos réflexions ou de vos investigations ?… Joaquin est-il bon ou méchant, désintéressé ou cupide, haineux ou aimant ?… Est-il vrai, comme certaines gens le prétendent, qu’il ait souvent pris part à des actes de sauvage violence, et que l’or qu’il possède soit taché de sang ?

Grandjean, au lieu de répondre, se mit à considérer attentivement la jeune fille : il fallait qu’il se passât quelque chose de bien extraordinaire pour qu’il osât se permettre une telle hardiesse ; car c’était la première fois de sa vie qu’il regardait fixement une femme.

— Miss Mary, dit-il, je m’aperçois que je me suis trop hâté de serrer vos piastres dans ma ceinture.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il me va falloir vous les rendre !… Oh ! vous avez beau affecter l’étonnement, vous me comprenez bien !… La façon dont le nom de Joaquin, que j’ai prononcé par hasard, est devenu tout de suite le sujet de notre conversation, m’apprend et me prouve que mon ancien maître est l’homme contre lequel vous songez à m’employer… J’ignore et ne tiens aucunement à connaître le motif de la haine que vous lui portez… je me bornerai à vous déclarer tout net que le Batteur d’Estrade en voulût-il à mes jours, je ne lèverais pas davantage pour cela mon rifle sur lui : je me résignerais à la mort !

Il y avait dans le ton du Canadien une espèce de brutalité passionnée qui se rapprochait de l’enthousiasme. L’Américaine, toujours maîtresse d’elle-même, conserva l’apparence glaciale qu’elle montrait depuis le début de l’entretien.

— Vous n’êtes pas heureux dans vos appréciations, master Grandjean, dit-elle froidement. Vous vous méprenez du tout au tout sur la nature de mes sentiments !

Le géant allait répliquer, mais il s’arrêta dès les premières syllabes de sa phrase, et, baissant les yeux, il devint d’une couleur de brique ; la témérité de l’interrogation qui était montée jusqu’à ses lèvres le couvrait de confusion. Miss Mary avait deviné la question indiscrète du Canadien ; et avec cette hardiesse que le calcul ou la coquetterie ont seuls le pouvoir de modérer chez les jeunes filles américaines, elle répondit à son silence comme s’il avait formulé sa pensée :

— Cette fois, master Grandjean, vous vous rapprochez de la vérité, si toutefois vous ne l’avez pas devinée entière… Maintenant, de quelle sorte est, au juste, l’attachement que je porte au señor Joaquin : amitié, amour ou reconnaissance ? c’est ce que je n’ai pas besoin de vous apprendre… L’essentiel, c’est que, bien convaincu que j’ai uniquement en