Grandjean chercha un mensonge ; son imagination lui faisant défaut, il se résigna à dire la vérité.
— Parce que j’ai remarqué que l’on s’entendait plus aisément avec les hommes qu’avec les femmes… D’abord ils marchandent moins… ensuite ils payent mieux. Et puis ; mais, non, c’est encore inutile…
— Continuez.
Le Canadien s’était trop avancé pour pouvoir reculer.
— Et puis, poursuivit-il, quand on a une discussion avec une femme, on est très-embarrassé… on ne sait que faire… on ne peut pas la rifler !… Enfin je préfère, je vous le répète, avoir à m’entendre avec votre père qu’avec vous.
Dix minutes après ce dialogue, échangé en plein vent, Grandjean pénétrait, à la suite de sa conductrice, dans l’une des plus belles maisons de Montgomery-street, chez master Sharp ; la jeune femme, on l’a deviné, était miss Mary.
Avant d’entrer dans le parloir, le Canadien eut une heureuse inspiration de civilité : il déposa sa carabine dans le corridor.
— Asseyez-vous, monsieur ! Betsy, apportez du brandy, dit miss Mary.
Grandjean, afin de se donner une contenance, remplit à pleins bords son verre, puis il le vida d’un seul trait pour faire honneur, sans doute, à son hôtesse ; au reste, ce verre ne contenait guère plus d’un demi-litre.
Miss Mary jugea le moment opportun pour entamer la conversation.
— Comment vous nommez-vous, monsieur ? demanda-t-elle.
— Grandjean, pour vous servir, mademoiselle.
Le Canadien, on le voit, commençait à allonger sa phrase : l’alcool avait la propriété de le rendre bavard ; seulement : quelque excité qu’il fût, il restait timide.
— Je répète une question, à laquelle vous n’avez pas répondu tout à l’heure : Étiez-vous dernièrement avec le señor Joaquin Dick au rancho de la Ventana ?
— Oui, mademoiselle, j’y étais.
— Ainsi, vous avez vu la señorita Antonia ?
— Si j’ai vu Antonia ? by God ! mais voilà des années que je la connais, cette enfant ! Chaque fois que je m’arrête à sa ferme, elle me donne à dîner… des dîners magnifiques, avec une nappe et des serviettes ; elle est fort riche, Antonia !
— Ah ! elle est fort riche !
— Je crois bien ; elle a des troupeaux, des meubles, des chevaux, une carabine, du linge blanc et de la vaisselle bleue : elle a de tout !
— Et… est-elle jolie ?
— La vaisselle ?
— Non ! cette Antonia !
— Ah ! ma foi, je ne sais pas.
— Comment, vous ne savez pas ? Voilà pourtant, s’il faut vous en croire, des années que vous êtes son commensal.
Grandjean se gratta l’oreille et se mit à regarder la carafe, au tiers vide, qui contenait le brandy.
— Mais buvez donc, monsieur Grandjean, en vérité, vous ne prenez rien.
Ce reproche fut pénible au Canadien ; aussi jugea-t-il à propos de se disculper.
— Ce brandy est excellent, répondit-il, c’est mon verre qui est un peu petit !…
— À la bonne heure, monsieur Grandjean. Ainsi, d’après vous, la señorita Antonia n’est pas jolie ? Tant pis : une jeune fille si bonne et si riche !…
— Mais je n’ai pas du tout prétendu qu’Antonia ne soit pas jolie. Je vous ai tout simplement répondu que je ne le savais pas.
— Quelle fable me racontez-vous là, monsieur Grandjean ?
— C’est la vérité, miss.
Le géant acheva de vider son second verre.
— Miss, reprit-il en levant les yeux sur la jeune fille, voulez-vous que je vous avoue une chose ?
— Certes !
— Eh bien ! je ne connais rien aux femmes… j’ignore quand elles sont laides ou jolies.
— En vérité ?
— Oui, miss, en vérité.
Grandjean se sentait de plus en plus à l’aise ; il se versa le reste de la carafe.
— Elle est grande, cette señorita Antonia ?
— Oh ! du tout !… elle m’arrive à peine à l’épaule.
— Quelle est la couleur de ses cheveux ?
— Ils sont noirs.
— Ses yeux ?
— Ah çà ! je n’y ai jamais pris garde.
— Sa bouche ?
— Sa bouche ? Attendez donc… Pas belle, petite.
— Et son teint ?
— Dame ! comme celui de toutes les femmes, un peu fade.
— Il paraît que tout le monde l’aime, cette Antonia ? On prétend qu’il est impossible de résister à ses grâces ?
— Oui, elle n’est pas méchante fille… elle vous donne de bons dîners et se sert assez adroitement de sa carabine… Quant à ses grâces, elle ne les a jamais déployées sans doute devant moi, ou bien je n’y aurai pas fait attention, car je ne les ai pas remarquées.
— Et vous, monsieur Grandjean, aimez-vous aussi Antonia ?
— Mais oui… il m’est assez agréable de dîner à son rancho !
— Vous sentiriez-vous capable de vous dévouer pour elle ?
— Me dévouer pour Antonia ? ma foi, non ! Elle est Mexicaine !
— Eh bien ?
— Eh bien ! je ne me dévouerai, en fait de femmes, que pour mes payses de Villequier !… Le reste, voyez-vous, Américaines, Mexicaines, Espagnoles et même Françaises, si elles ne sont pas normandes, ça m’est de la plus grande indifférence !
— Ainsi, s’il arrivait un malheur à la señorita Antonia… vous vous en consoleriez bien vite !
— Quel malheur ?
— Si elle mourait, par exemple ?
— Ça m’affligerait ; car le rancho de la Ventana présente une étape très-commode pour les voyageurs qui partent de Guaymas, ou qui se rendent à cette ville.
Miss Mary réfléchit un instant ; son air exprimait l’in-