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minute me révélait, en Carmen, une nouvelle perfection. Aussi, le sentiment que j’éprouvais pour elle ne tarda pas à devenir une véritable idolâtrie ! Si Carmen fût morte, et pourquoi n’en a-t-il pas été ainsi, je n’aurais pu lui survivre ; je me serais tué ! Si ma bonne étoile m’avait servi dans mon amour, je n’avais pas non plus à me plaindre du côté de l’amitié. J’avais rencontré deux jeunes caballeros accomplis, des compagnons dévoués, toujours prêts à applaudir à mes succès et à partager ma mauvaise fortune. Je me sentais si parfaitement heureux, que parfois je souhaitais qu’une légère contrariété vînt faire tache à mon ciel d’azur ; j’étais presque effrayé de mon bonheur.

Deux années, les plus belles de ma vie, car la réalité, quelque resplendissante qu’elle soit, n’atteindra jamais à l’enivrement des rêves, passèrent ainsi pour moi avec la rapidité d’un jour ?

Libre de mes actions, n’ayant aucun contrôle à subir, aucune autorité à consulter, je demandai et j’obtins la main de Carmen : notre mariage fut fixé par sa famille à trois mois de là.

Sur ces entrefaites, le hasard de mes relations me fit faire la connaissance de certains caballeros qui, mécontents de leur position à la cour, s’occupaient activement de politique. Ils me parlèrent d’honneur, de patrie, je ne les écoutai pas ; mais lorsqu’ils me montrèrent dans un avenir prochain une gloire éclatante à acquérir, une gloire qui devait rejaillir sur Carmen, je prêtai l’oreille à leurs propos… Peu après, à force de s’adresser à mes généreux sentiments, ils finirent par exalter mon indignation et par me faire croire que du redressement de leurs propres griefs, et de l’accomplissement de leurs ambitions, dépendaient la prospérité et la grandeur de l’Espagne. J’étais jeune, ardent, confiant et téméraire, je devins, entre leurs mains perfides, un précieux instrument !… On pouvait compter sur moi pour l’action, et me sacrifier après la défaite… J’avais donc toutes les qualités que recherchent les habiles dans ceux qu’ils emploient à l’édification de leur fortune !… On me fit conspirer. Carmen, c’est une justice que je dois lui rendre, ne fut pas longtemps à s’apercevoir du changement qui s’était opéré en moi depuis que je m’étais laissé entraîner dans ces déplorables intrigues ; elle me pressa de questions et obtint enfin, sous la foi du serment, mes aveux les plus complets. Je livrai à ce qui me semblait être l’amour, ce que je croyais être l’honneur. Ah ! que j’étais donc jeune, et comme je jouais sottement mon rôle dans la burlesque comédie de la vie !… À cette révélation inattendue, Carmen, je dois encore le reconnaître, eut un beau mouvement ; elle pleura… j’ignorais, à cette époque, que les femmes se parent de leurs larmes, de même que de perles et de diamants… Un moment atterré, je fus sur le point de renoncer à tous mes projets… Je devinai presque le piège qui m’était tendu, j’entrevis à moitié le gouffre qui s’ouvrait sous mes pas… Mais, hélas ! il est une vérité que je n’ai cessé de proclamer depuis, et dont je fis alors la cruelle expérience : c’est que ce qui est écrit là-haut doit s’accomplir ici-bas !… Notre destinée doit avoir forcément son cours. Après m’avoir bien convaincu de la tendresse et de la sensibilité de son cœur, Carmen voulut me prouver l’héroïsme de son âme. Elle me dit que je me devais à mes serments, à mon nom ; tout en regrettant de me voir engagé dans une voie aussi périlleuse, elle ne ferait rien pour m’en détourner, car elle ne voulait pas que j’eusse, un jour, le droit de lui demander compte de mon honneur. Bref, elle eut de ces magnifiques paroles castillanes qui remuent fortement le cœur de la jeunesse et amènent un sourire de pitié sur les lèvres des vieillards. J’étais dans l’enthousiasme. Carmen me paraissait une incomparable créature ! Elle me fit jurer que je la préviendrais quand sonnerait l’heure du combat, car elle voulait s’associer à mes dangers par la prière et par la souffrance. Je le lui promis !

Je ne vous décrirai pas, comte, le triste spectacle de ces luttes qui, il y a dix-huit ans, ensanglantaient l’Espagne ! J’ai hâte de terminer ce récit. Qu’il vous suffise de savoir qu’une semaine plus tard j’escaladais, vers le milieu de la nuit, le balcon de la chambre de Carmen !… C’était le lendemain au point du jour que je devais descendre dans l’arène.

Quelle nuit, mon Dieu !… Jamais la douleur humaine ne trouva de plus admirables accents !… Carmen était sublime de désespoir, éblouissante de beauté. Quelle incomparable comédienne !… Mais non, Carmen était alors sincère… elle croyait à son désespoir. Elle était encore si jeune !

Joaquin Dick s’arrêta, et, laissant tomber sa tête dans ses mains, il resta pendant quelques minutes immobile comme un mort. M. d’Ambron le considérait d’un œil attendri et respectait son silence. Enfin relevant la tête :

— Oh ! cette nuit est présente à ma pensée comme si elle datait d’hier… son souvenir me brûle le sang et me cause des transports de fureur à me faire craindre pour ma raison !… Bah ! la vie est une saynète dans laquelle chacun remplit du mieux qu’il peut l’emploi qui lui semble le plus approprié à ses moyens… j’ai joué le rôle d’amoureux, tandis que j’aurais dû choisir celui de comique ; voilà tout… Il n’y a vraiment pas, dans ceci, de quoi me désoler.

— Votre gaîté m’effraye, seor Joaquin, interrompit M. d’Ambron. Ne craignez-vous pas que le récit que vous avez entrepris ne soit au-dessus de vos forces ?

— Ma gaîté, comte, serait plutôt monotone qu’effrayante, répondit le Batteur d’Estrade, car voilà dix-huit ans qu’elle dure… Merci de votre bienveillante sollicitude… Ce récit peut, en effet, me fatiguer maintenant ; mais j’en espère un soulagement prochain. Seulement, je suis habitué depuis tant d’années à cacher mes émotions, qu’elles doivent, lorsque je leur donne toute liberté, se manifester avec une force et une violence inusitées… Je continue. Vous connaissez la scène de Roméo et Juliette. Cela me dispensera de vous répéter les sots propos que nous tînmes, Carmen et moi, jusqu’au moment où les chants de l’alouette m’annoncèrent qu’il était temps de songer au départ.

« — Carmen, lui dis-je à travers mes sanglots, j’ai cette nuit, dans une heure de délire, ravi un ange au ciel pour en faire ma femme sur la terre !… N’oubliez point, quoi qu’il arrive, que vous êtes la duchesse de ***. Tant que nous serons vivants, aucun pouvoir humain ne saurait plus nous séparer. »

Inutile d’ajouter que Carmen me jura une fidélité éternelle. Elle joua d’instinct son rôle à ravir.

Deux heures plus tard, des coups de fusil pétillaient dans les rues ; à la fin de la journée, j’étais dans un cachot. Les habiles qui m’avaient si adroitement poussé en avant, et qui avaient eu grand soin de ne pas trop se compromettre,