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tures !… C’est cette aspiration à la fois indéterminée et vigoureuse qui m’a conduit en Californie ! Il m’a semblé que, sur cette terre où chacun cherchait de l’or, il y avait une place pour celui qui voudrait chercher seulement la gloire !… Quels sont mes projets ? Je n’en ai aucun de bien arrêté, mais j’entrevois déjà un horizon dont l’immensité sourit singulièrement à mon activité et à mes rêves !… Je viens de me montrer à vous tel que je suis, ou du moins tel que je crois être !… Maintenant, reprenez votre interrogatoire, je suis prêt à répondre à vos nouvelles questions.

Le Batteur d’Estrade avait écouté M. d’Ambron avec une attention qui approchait de la bienveillance et qui touchait presque à l’admiration.

— Comte, lui dit-il après une légère pause, c’était non le fou sublime, mais le sage par excellence, que j’aurais dû vous nommer ! Peut-être avez-vous envisagé la vie sous son unique et véritable point de vue. Plaindre ceux qui trompent, et rester soi-même fier et glorieux de n’avoir aucune trahison à se reprocher, c’est se tenir hors de la portée, sinon du malheur, au moins du désespoir… Avec de tels principes, les déceptions peuvent être pénibles, mais elles cessent d’être mortelles !…

Joaquin Dick fit une nouvelle pause, puis, d’une voix sourde et qui ressemblait à un sanglot étouffé, il reprit :

— Seulement, pour rester fidèle à vos principes, il faut que vous n’ayez jamais sincèrement, follement aimé !… Non, vous n’avez jamais aimé !…

Il y avait dans l’accent morne, avec lequel Joaquin prononça ces derniers mots, l’expression d’une si profonde et incurable douleur, que le jeune homme tressaillit.

— Vous souffrez, Joaquin ? dit-il doucement…

— Non… non !… s’écria le Batteur d’Estrade avec force ; non !… Cette consolation ne m’est plus même permise !… Souffrir, c’est vivre !… Mon cœur, à moi, est mort ! mort à tout !… à la haine comme à l’espérance !…

Joaquin s’arrêta, et passant sa main sèche sur son front brûlant :

— À quoi me sert de vouloir me révolter contre l’évidence ? poursuivit-il… La douleur ne doit-elle pas toujours l’emporter à la fin sur l’orgueil ?… Oui… je souffre !… comme jamais homme n’a souffert.

Le Batteur d’Estrade se leva, ouvrit la fenêtre, et y resta quelques minutes ; quand il revint reprendre sa place sur la causeuse, aucune trace d’émotion ne se remarquait plus sur son visage !…

— De quoi parlions-nous donc ? dit-il d’un air ironique et distrait… Ah ! d’amour ! c’est là un charmant sujet qui me cause, chaque fois que je le traite, d’agréables distractions ? Vous n’avez pas répondu à ma question tout à l’heure, comte !… Avez-vous été souvent amoureux ?

— Il y a deux mois, je vous aurais dit : oui ; aujourd’hui, je réponds : non !

— Il y a deux mois signifie sans doute avant votre séjour au rancho de la Ventana ?

— Permettez-moi, señor Joaquin, de vous faire observer que votre curiosité dépasse les limites de notre convention, et éveille dans mon esprit un singulier soupçon !

— Notre convention n’a pas de limites : nous nous sommes promis une franchise entière et réciproque. J’use donc de mon droit comme vous userez tout à l’heure du vôtre, si bon vous semble ! Quel est, je vous prie, ce singulier soupçon que ma question vient d’éveiller dans votre esprit ?

— Que vous aimez Antonia, et que la jalousie est le mobile qui vous a conduit à me demander cette entrevue.

— C’est possible, répondit froidement le Batteur d’Estrade. Quand ce sera votre tour de m’interroger, il vous sera très-facile d’éclaircir vos doutes. En attendant, je continue. Vous aimez Antonia, bien ; mais vous avez trop vécu pour vous abandonner à l’enivrement de cette passion sans avoir l’arrière-pensée d’un dénouement. Quel terme ou quel résultat assignez-vous à cet amour ?

— Je vous jure, Joaquin, que je n’ai jamais songé à cela ; car j’en suis encore à me demander si cet amour, que vous acceptez comme un fait accompli, n’est pas plutôt un caprice de mon imagination qu’un désir et un besoin réels de mon cœur ; si la présence d’Antonia ne détruirait pas le prisme éblouissant à travers lequel j’aperçois cette adorable créature ; si, en un mot, la réalité ne tuerait pas le souvenir !

— Alors, vous comptez revoir Antonia ?

— Oui… mille fois oui !…

— Et si cette seconde épreuve lui est défavorable, si vous ne la retrouvez plus telle que vous la représente votre imagination… n’accorderez-vous pas une heure d’attention à celle qui n’aura plus votre amour ?

— Non, Joaquin… non !… il faut que je me sois mal expliqué ou que vous ne m’ayez pas compris… sans cela un pareil doute ne vous serait pas venu !… j’ai éprouvé toute ma vie un véritable culte pour les femmes, et je n’ai pu parvenir encore à m’expliquer le dénigrement systématique de notre siècle à leur égard. Je comparerais volontiers la femme réellement femme, — car il y a en tout des exceptions, à un sourire de la Providence ! Mère et épouse, elle veille sur notre berceau et pleure sur notre tombe !…

De même que nous sommes avides de plaisirs, la femme a soif de dévouement ! sacrifier ses goûts, ses penchants, ses espérances au bonheur de celui qu’elle aime est pour elle une suprême volupté ! elle met une si paisible et si charmante gaieté dans l’accomplissement de la sublime et pénible mission que Dieu lui a donnée à remplir sur la terre, que nous ne nous doutons même pas de ses courageux efforts. La femme sait être grande sans ostentation, héroïque avec simplicité ! Cette faiblesse que, dans notre sot orgueil, nous regardons comme un signe d’infériorité, me paraît être au contraire la marque de sa supériorité. Dieu a voulu la préserver ainsi de nos luttes stériles et insensées ; il nous a donné un bras nerveux pour frapper et détruire, il lui a accordé un cœur, généreux pour aimer et consoler… Nous sommes la forme, elle est le sentiment, Je n’entends point prétendre, Joaquin, qu’aucune désillusion n’ait assombri mon existence. J’ai vu mon amour indignement méconnu ; de tristes réveils ont fait évanouir mes plus beaux songes !… Oui, c’est vrai, mais la cause première de mon malheur était ma propre imprudence. Tels que notre éducation nous a faits, nous avons un déplorable penchant à chercher le bonheur dans l’éclat du rang, dans la splendeur de la fortune. Au lieu de nous adresser à la vraie femme, nous portons nos vaniteuses adorations à la créature sans sexe et sans cœur que le stupide caprice de la mode a mise en évidence pour un jour !