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mide et tendre ; la brusquerie anguleuse de ses mouvements s’était fondue en un laisser-aller plein, d’abandon ; et sa voix, ordinairement nette et impérieuse, s’était voilée et avait pris, les accents d’une véritable douceur.

Il était neuf heures du matin ; le ciel resplendissant de lumière et sans un seul nuage qui tachât son azur, promettait une journée magnifique. M. Henry, assis dans le jardin de la ferme, au pied d’un bananier qui le recouvrait de ses gigantesque éventail de verdure, était plongé dans cette espèce d’extase que les Orientaux nomment kief et qui laisse flotter l’esprit entre la réalité et le songe. Bientôt, ses paupières à moitié closes, se relevèrent, son œil s’anima, et une contraction nerveuse plissa ses sourcils : la réalité reprenait le dessus.

— Encore quinze jours de ce régime, murmura-t-il, et je ne serai plus bon qu’à parader avec une houlette et à souffler dans un chalumeau. Je reconnais maintenant combien j’avais tort quand je me moquais jadis des œuvres de M. de Florian. Oui, c’était un grand poète et un profond observateur que cet aimable dragon ; et je ne m’étonne plus maintenant que M. de Penthièvre le tînt en si haute estime. Plaisanterie à part, je joue depuis une semaine un rôle d’autant plus ridicule, qu’il n’entre ni dans mes habitudes ni dans mes moyens. Moi, amoureux et amoureux timide ! Allons donc, cela n’a pas le sens commun. Quoi ! je serai resté huit jours en tête-à-tête avec une enfant de dix-sept ans, sans oser risquer une déclaration, sans mener à bonne fin une aussi facile entreprise ? Mais, c’est de la folie, de l’absurdité, de l’idiotisme ! Si encore j’avais affaire à une coquette émérite, toute cuirassée d’égoïsme et de glace, mon inaction s’expliquerait jusqu’à un certain point. Quand on a devant soi un formidable ennemi à combattre, on a le droit d’attendre le moment opportun pour l’attaque. Mais Antonia, une espèce de campagnarde, moins que cela même, une espèce de sauvage naïve, crédule et sans aucune expérience des choses d’ici-bas ! c’est à en mourir de honte ! Allons, ma résolution est irrévocablement prise. Voilà assez de temps perdu. Je veux que la journée d’aujourd’hui voie se terminer au gré de mes désirs, cette déplorable et trop longue pastorale.

Le jeune homme fut troublé dans ses réflexions par l’arrivée de la personne qui en était l’objet, par Antonia. Il se leva vivement et s’avança à sa rencontre.

— Señorita, dit-il en s’inclinant devant elle, l’agréable promenade que je viens de faire dans le jardin m’a mis en appétit d’exercice ; j’ai fort envie de partir pour la chasse. Inutile d’ajouter, que si, par hasard, vous aviez formé de votre côté un projet semblable, je serais ravi de vous avoir pour compagne de mes dangers et pour témoin de mes exploits.

— Non, je vous remercie, señor don Enrique ! Depuis quelque temps, la chasse n’a plus pour moi d’attrait.

— Dois-je chercher la cause de cette indifférence, señorita ?

La question de M. Henry parut troubler la jeune fille.

— Cette cause est fort simple, dit-elle, c’est que je suis dans une veine de paresse. J’ignore comment cela se fait, mais depuis un mois mes occupations et mes plaisirs d’autrefois me fatiguent ; et m’ennuient.

— S’avouer que l’on a un défaut, c’est s’engager à le corriger. Allons, señorita, un peu de courage ; faites un effort sur vous-même et venez avec moi. Je suis persuadé que notre petite excursion vous délivrera de votre paresse et de votre ennui. Et puis, je ne vous le cacherai pas ; dussiez-vous m’accuser d’égoïsme, si j’insiste tellement, c’est que je ne serais pas fâché d’avoir un compagnon de chasse car je ne connais nullement les environs du rancho.

— Eh bien ! soit, je vous accompagnerai.

— Quand partirons-nous ?

— Il est déjà bien tard ; ce sera, si vous le voulez, après la sieste.

— C’est convenu ! Cependant la matinée est le moment le plus favorable pour rencontrer du gibier. Pourquoi ne pas nous mettre en route tout de suite ?

— C’est que, dans deux heures, la chaleur du soleil ne sera déjà plus supportable.

— C’est vrai, mais rien ne nous empêchera de nous réfugier alors dans la forêt. Le gibier, lui aussi, aime à faire sa sieste dans les bois ! Qui sait si, tout en nous reposant, nous ne trouverons pas l’occasion de placer heureusement une balle ?

— Vous avez raison, señor ; je connais justement un endroit ombragé et où nous n’aurions rien à craindre des insectes venimeux ni des serpents.

— Alors tout est pour le mieux, nous pouvons partir.

M. Henry avait soutenu ce court dialogue avec un air d’indifférence admirablement bien simulé.

— Désirez-vous que nous emmenions Panocha, demanda Antonia, prête à s’éloigner, il nous aidera à rapporter le gibier ?

— Voilà une excellente idée, señorita, s’écria le jeune homme ; mais, j’y songe… Non, non, laissons Panocha au rancho. Ce brave garçon est d’une extrême susceptibilité, surtout devant les étrangers ; il croirait que l’on exige de lui un acte de servilité et serait cruellement mortifié, ce qui me contrarierait fort ; car, au demeurant et malgré ses petits travers, c’est une excellente nature d’homme que ce Panocha ! honnête et doux au possible, si je ne me trompe !

— Andrès est excellent !

Dix minutes après cette conversation, M. Henry et Antonia, armés de leurs carabines, sortaient ensemble du rancho et passaient devant le susdit Panocha, qui, appuyé contre le mur, fumait gravement sa cigarette.

Le Mexicain eut un regard de vipère ; mais, se composant aussitôt un mielleux sourire et un humble maintien, il salua profondément son ancien adversaire.

Vers les onze heures, M. Henry, qui jusqu’alors avait laissé une entière liberté à sa charmante compagne de chasse, se rapprocha insensiblement d’elle, de façon à la rejoindre sans toutefois avoir l’air de montrer nul empressement.

— Señorita, dit-il, votre prophétie s’est réalisée. La chaleur de l’atmosphère n’est plus supportable au soleil. Ne m’avez-vous pas parlé tantôt d’un abri ombragé et privé de serpents que vous connaissez dans les environs ?

— Ouï, señor, c’est ce bois… là… à cent pas de nous. Désirez-vous que nous nous y réfugiions ?

— Oh ! bien volontiers !

Le bois dans lequel pénétrèrent les deux jeunes gens présentait un coup d’œil enchanteur. Des arbres d’une prodi-