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jean achangé en certitude les doutes qui depuis quelque temps se représentent sans cesse à ma pensée. Il est incontestable que je me trouve à la veille d’une catastrophe ! L’allure impudente de mes Mexicains et les airs dignes et majestueux de Traga-Mescal me sont également suspects. Que m’importe, après tout ! Je ne crains rien de tels adversaires ! M’attaquer de face, ils ne l’oseraient. Me surprendre, ils ne le pourront jamais, je me tiens trop sur mes gardes. Mais s’ils allaient m’abandonner, que deviendrais-je, perdu dans ces immenses solitudes ? Je succomberais fatalement aux atteintes de la soif et de la faim !… Pourquoi m’abandonneraient-ils ? Je leur dois encore une partie de leur salaire ! Et puis Grandjean, lui, malgré sa brutale franchise, et sa rare indifférence, ne suivrait pas ce honteux exemple ! Il me resterait fidèle, non pas par attachement à ma personne, mais par respect pour sa parole. Singulière et bizarre nature que celle de cet homme ! C’est un honnête condottiere moderne ; le bravo loyal de la Prairie. Tant que l’engagement qui lie son sort au mien ne sera pas expiré, je pourrai compter sur son appui. Seulement, le jour où il redeviendra libre, si quelqu’un le paye chèrement pour m’assassiner, il n’hésitera pas à m’envoyer une balle dans la tête… J’ai eu tort de le brusquer tantôt ; il faudra, au contraire, que je tâche de gagner son affection. Ce Grandjean est un instrument précieux qui peut m’être, dans l’avenir, d’une extrême utilité.

Une détonation d’arme à feu, qui retentit en ce moment dans les profondeurs de la forêt, fit relever la tête à M. Henry et l’arracha à ses pensées.

Pendant quelques secondes, le cou tendu, l’oreille au guet, il écouta attentivement les moindres bruits qui flottaient indécis dans l’air ; il allait reprendre sa promenade, quand un nouveau coup de carabine, répercuté au loin par l’écho, le retint immobile à sa place.

— Bah ! murmura-t-il bientôt, c’est Grandjean qui s’occupe de notre souper… Quelle est la contenance de mes Mexicains ? Ils paraissent inquiets. Ils ne comptent donc sur aucun secours étranger pour m’attaquer… C’est d’eux seuls que je dois me défier… Et Traga-Mescal, où est-il ?… Ah ! le voici. On dirait, à le voir, une statue de bronze. Il dort appuyé contre un arbre, mais un froncement presque imperceptible de ses sourcils, que je ne remarquerais certes pas si je n’étais prévenu, dément ce sommeil si subit. Traga-Mescal me conduirait-il tout bonnement dans une embuscade indienne, et ces deux coups de feu, au lieu de venir de Grandjean, n’auraient-ils pas été plutôt tirés contre lui.

Le jeune homme, après une courte hésitation, arma sa carabine, puis se dirigea vers l’Indien.

— Traga-Mescal, lui dit-il en espagnol et en le secouant rudement par le bras, voici l’instant de déployer cette profonde connaissance des forêts dont tu te vantais tout à l’heure. Tu vas me conduire, sans perdre une seconde, à l’endroit d’où sont partis ces deux coups de feu que tu as dû entendre malgré ton sommeil… Laisse là tes armes… Elles pourraient te gêner dans ta course.

M. Henry achevait à peine de prononcer ces paroles, quand les branches d’un épais buisson, auprès duquel il se trouvait, s’agitèrent violemment, et donnèrent passage à Grandjean.

Le Canadien paraissait fort ému, l’inquiète mobilité de son regard, ses mouvements brusques et saccadés, sa main crispée autour du canon de sa carabine, et par-dessus tout, la pâleur, qui, malgré le hâle de son teint, couvrait son visage, permettaient de supposer que la crainte n’était pas étrangère à son émotion.

— Quoi ! déjà de retour… Grandjean ! dit M. Henry ; la chance, à ce qu’il paraît, t’a été favorable !… Qu’as-tu tué ? deux daims ou deux chevreuils ?

— J’ai tiré sur un daim !…

— Où est-il ?

— Je l’ignore !

— Comment cela ?

— Je l’ai vu tomber, mais je n’ai pu le retrouver.

Le jeune homme regarda Grandjean d’un air étonné.

— Si je n’avais pas été témoin cent fois de l’infaillibilité de ton coup d’œil, je prendrais ta réponse évasive pour une mauvaise excuse de chasseur maladroit et vaniteux ; mais, avec toi, une pareille supposition n’est pas possible ! Si tu as tiré sur un daim, tu as dû l’abattre. Comment se fait-il que tu reviennes les mains vides ?

Le Canadien frappa du pied avec violence, puis d’une voix distraite et qui répondait plutôt à ses propres pensées qu’aux questions de son interlocuteur :

— Oh ! si j’avais eu une balle d’argent, grommela-t-il entre ses dents, ce ne serait pas seulement un daim, mais bien le diable en personne que j’aurais rapporté ! Un homme sensé ne devrait jamais s’aventurer dans les forêts de ce damné pays-ci, sans avoir en réserve au moins une couple de balles en argent fondu, et, par surcroît de précautions, bénites ensuite par un curé.

— Qui te fait parler ainsi ?

— Ce qui vient de m’arriver.

— Ah ! et que t’est-il arrivé ?

— Une aventure que je ne tiens nullement à vous raconter, car vous me traiteriez de fou, et vous refuseriez d’y ajouter foi.

— Qui sait ! moi aussi j’ai mes heures de crédulité. Voyons cette aventure.

— Vous avez entendu deux coups de feu, n’est-ce pas ?

— Oui. Après ?

— Eh bien ! de ces deux coups de feu, un seul a été tiré par ma carabine.

— Et l’autre ?…

— Je ne me charge pas de l’expliquer… Tout ce que je puis faire, c’est de vous rapporter ce qui m’est personnel.

— Dis, j’écoute.

— Je venais à peine d’entrer dans la forêt, poursuivit le Canadien, lorsqu’un daim se leva à environ cent pas de moi. Empêché par les branches de lui envoyer une balle, je me mis à suivre sa piste. L’allure irrégulière et pleine d’abandon de l’animal me prouvait qu’il ne soupçonnait pas ma présence, et qu’il ne fuyait pas mon approche ; j’étais donc certain de le rejoindre, et je le considérais comme une proie assurée. Ce n’était plus qu’une question de temps ? En effet, après quelques nouveaux élans, il s’arrêta au beau milieu d’une espèce de clairière formée, sans doute jadis par le concours d’une trombe ; je levai ma carabine et je tirai : l’animal, frappé en plein corps, fit un bond prodigieux et retomba lourdement par terre !…

Sachant que, presque toujours, lorsqu’un daim n’est pas