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elle m’a fait connaître l’invention et l’emploi des balles garnies d’une pointe en acier. Seigneurie, au plaisir de vous revoir !

Le Batteur d’Estrade rendit la bride à Gabilan, qui bondit hors du corral.

À ce trait lancé à la manière des Parthes, et qui le frappait en pleine poitrine, M. Henry avait tressailli ; mais, apercevant le Canadien qui tirait son cheval par la bride, il domina son émotion en interpellant le géant :

— Holà ! Grandjean, lui cria-t-il, est-ce ainsi que l’on se sépare quand on a passé de longs jours de dangers ensemble ? Quoi ! pas un mot ?

Le Canadien s’arrêta.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Vous m’avez payé : vous ne me devez rien !… Ah ! parbleu ! vous m’y faites penser !… J’ai à vous prier de ne plus me tutoyer, maintenant que je ne suis plus à votre service.

— Volontiers, seigneurie, reprit le jeune homme en riant. Et, si j’avais encore besoin de vous, me serait-il permis de compter sur votre concours ?

— Si je ne suis pas engagé ailleurs, oui !

— Où vous trouverais-je ?

— À Guaymas, sans doute !

— C’est bien ; il est probable que vous recevrez bientôt de mes nouvelles.

— Vous n’avez plus rien à me dire ?

— Non, seigneurie.

— Bonjour.

Le Canadien enfourcha sa monture, fit claquer sa langue, car il ne se servait jamais de l’éperon, et partit sur les traces du Batteur d’Estrade.

— À présent, murmura le jeune homme, à nous deux, charmante Antonia !

— Votre seigneurie a donc l’intention de ne se mettre en route qu’après la sieste ? dit en ce moment une voix derrière M. Henry. Celui-ci se retourna vivement et se trouva face à face avec le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos.

— Panocha ! s’écria-t-il, je vous croyais déjà parti pour Guaymas !

Panocha prit une pose d’une extrême dignité.

— Señor estranjero, dit-il, Panocha est un sobriquet inventé par quelque domestique en gaieté, et qui est doublement déplacé dans la bouche d’un caballero, s’adressant à un autre caballero !…

Le Mexicain déclama alors pompeusement l’élégante liste de ses noms.

— Bien, assez, je les accepte tous, interrompit M. Henry, mais vous n’avez pas répondu à ma question !… Ne deviez-vous point vous rendre aujourd’hui à Guaymas ?

— Nullement, señor…

— Pourtant, vous avez annoncé hier votre intention de…

— Il faut croire que j’ai changé d’idée, puisque me voici, interrompit à son tour Panocha.

— Mais on ne change pas ainsi d’idée à propos de rien, señor Andrès ?

— Et qui vous assure que je n’ai pas un motif ?

— Vraiment ! Eh bien ! tenez, je m’en doutais ?

— Vous ?

— Oui, moi ! et pour vous prouver que je ne cherche pas à vous arracher par surprise ce que vous paraissez tant tenir à cacher, c’est que je vais, pour peu que cela vous soit agréable, vous dire le motif qui vous retient ici.

— Vous allez me dire cela, vous ? demanda Panocha d’un ton qui coudoyait l’impertinence.

— Tout de suite, si vous me l’ordonnez, señor don Andrès ! répondit M. Henry, dont la politesse augmentait à mesure que croissait l’arrogance du Mexicain.

— Savez-vous bien que vous m’amusez beaucoup ?

— Vous me comblez !

— Eh bien ! dites, j’écoute.

— Voulez-vous me permettre de vous adresser auparavant une question ?

— Ah ! ah ! voilà que vous reculez !… Quelle est cette question ?

— Si le désir me prenait de me mettre à l’instant même en route, resteriez-vous toujours au rancho ou m’accompagneriez-vous ?

— Dame ! à vous parler franchement, je présume que je vous accompagnerais.

— Ce qui signifie clairement que vous ne restez que parce que je reste ?

— Quand cela serait ?

— Et que le seul et unique motif qui vous fait retarder votre voyage est une jalousie insensée.

— Moi, jaloux ?

— Comme un tigre, señor don Andrès !

— Jaloux de qui ?

— Parbleu ! de doña Anionia !

Le teint de Panocha était ordinairement jaunâtre, la réponse de M. Henry le rendit cramoisi.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il avec un grand éclat de rire, ah ! ah ! ah ! que vous êtes donc plaisant, señor !

L’hilarité du Mexicain était si violente, qu’il semblait ne pouvoir plus se tenir sur ses jambes ; il chancela du côté de M. Henry.

— Misérable !… s’écria tout à coup Panocha en sortant un couteau ouvert de la poche de sa calzonera, meurs !…

Et il frappa le jeune homme.

Malheureusement pour le noble et vaillant don Andrès, sa gaieté trop exagérée avait mis son adversaire sur ses gardes ; Panocha sentit une main de fer arrêter et broyer son bras ; il poussa une exclamation de douleur et laissa tomber son couteau.

— Señor don Andrès, dit froidement M. Henry, vous devez la vie à Antonia ! la crainte seule d’affecter sa sensibilité m’empêche de vous tordre le cou !… Vous essayez en vain d’ouvrir votre main… ce n’est rien… cela se passera tout à l’heure ; je n’ai presque pas serré !… Ramassez donc votre couteau, señor Andrès… il a une lame affilée et pointue à vous faire venir l’eau à la bouche !… Consolez-vous… vous l’emploierez mieux une autre fois !

Panocha était anéanti d’admiration et de terreur.

— Quand votre seigneurie désire-t-elle que je parte pour Guaymas ? demanda-t-il sans oser lever les yeux sur son terrible interlocuteur.

— Quand bon vous semblera, cher caballero… Je vous donne un quart d’heure.

Le Mexicain ramassa son couteau de la main gauche, et