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Oui, mais mes plaisirs à moi, je ne les trouve que dans l’épanouissement de ma haine, et ils m’infligent une épouvantable torture !…

Le Batteur d’Estrade fut distrait de ses pensées par une voix qui criait son nom ; il leva les yeux et vit un cavalier qui galopait à sa rencontre.

— Ah ! c’est toi, Panocha[1] ? dit-il.

Cette réception fit faire la grimace au cavalier.

— Señor don Joaquin, répondit-il d’un ton piqué, vous ne daignerez donc jamais me faire l’honneur de vous rappeler mon nom ?

— Alors, décidément, Panocha n’est pas ton vrai nom ?

— Je me nomme don Andrès Morisco y Malinche y Nabos, pour vous servir, seigneurie.

— Je préfère Panocha, c’est plus court.

— Oui ; mais c’est moins noble… et puis, c’est ridicule.

— Comment, don Andrès Morisco y Malinche y Nabos, tu redoutes le ridicule et tu tiens à la noblesse, toi, un demi-sauvage, issu d’un métis et d’un Apache ?

— J’avoue que je n’ai jamais connu mon père ni ma mère, et que, par conséquent, toutes les suppositions sont possibles sur ma naissance… Toutefois, votre seigneurie m’accordera que je dois être hijo de algo ? (fils de quelqu’un.) Or, comme tel, j’use du bénéfice de la vieille loi espagnole, qui accorde aux enfants dont les parents sont inconnus le titre de hijo de algo ou hidalgo.

— Je ne te savais pas aussi fort légiste, Panocha.

Don Andrès Morisco y Malinche y Nabos eut un méchant sourire. Il était incontestable que, sans le respect mêlé de crainte que lui inspirait le Batteur d’Estrade, ces plaisanteries auraient abouti à un sanglant résultat.

— Encore, señor don Joaquin ! dit-il d’un ton de doux reproche.

— Que veux-tu ? j’en ai pris l’habitude… Et puis, réellement, tu t’es affublé d’une si interminable kyrielle de noms, que le fait seul de t’appeler constitue un véritable discours… C’est fatigant.

— Seigneurie, voulez-vous me permettre de vous proposer un arrangement ?

— Voyons cette transaction, Panocha.

— Quand nous serons seuls, ou même devant des étrangers, vous continuerez à me nommer Panocha ; mais quand la señorita doña Antonia se trouvera présente, vous m’appellerez don Andrès, ou, si vous l’aimez mieux, Andrès tout court. Accordez-moi cela, seigneurie, et je vous en conserverai une éternelle reconnaissance.

— Lui aussi ! murmura Joaquin, dont le front s’était rembruni, personne n’échappe à son irrésistible fascination.

Le Batteur d’Estrade considéra pendant quelques instants en silence son suppliant interlocuteur ; puis, reprenant la parole, mais cette fois d’une voix où la pitié avait remplacé la raillerie :

— Je me rends volontiers à ton désir, mon pauvre Andrès, dit-il, Panocha n’existe, plus !…

Panocha, ou plutôt le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos, pouvait avoir de vingt-sept à trente ans ; son teint, couleur de café au lait, sa tête égyptienne, sa gravité de sphinx assyrien, disaient sa descendance en droite ligne, non d’un métis et d’une Apache, mais bien des Aztèques, ces derniers dominateurs connus du Nouveau-Monde, race dont l’existence historique se perd dans les légendes de la fable, et que la terrible et cupide épée de Fernand Cortez a presque anéantie.

Les épaules un peu voûtées et les jambes arquées de don Andrès indiquaient l’abus ou du moins l’usage fréquent du cheval ; c’était en effet, ainsi du reste que le sont tous les Mexicains, un excellent écuyer. Ses membres grêles et maigres, sa taille déhanchée, la vivacité de ses mouvements, à laquelle succédait presque aussitôt une rigidité de marbre, lui donnaient une apparence grotesque dont, heureusement pour lui, il n’avait pas la conscience ; loin de là, il se croyait un caballero accompli.

Il était en train d’accabler le Batteur d’Estrade de protestations d’amitié et de reconnaissance, lorsque ce dernier, qui ne l’écoutait pas, lui coupa brusquement la parole.

— Les Apaches sont donc entrés dans le sentier de la guerre ? lui demanda-t-il.

— Oui, seigneurie… J’ai même entendu dire tout à l’heure, par un de mes pions, qu’ils ont surpris et égorgé le ranchero de Buenavista.

— Et ils ne sont pas venus ici ?

— Oh ! seigneurie, il n’y a pas de danger ! Tant que le rancho de la Ventana sera habité par la fille de la Vierge, il n’aura à craindre ni dévastation ni incendie de la part des Peaux-Rouges ?… N’est-il point tout de même bien étrange que ces damnés hérétiques, les fils enragés du diable, ces tigres à formes humaines, qui ne respectent rien, n’épargnent rien, ni la faiblesse, ni la jeunesse, ni la pauvreté, ni la richesse, se feraient tous massacrer jusqu’au dernier pour défendre ma maîtresse, et lui obéissent avec une docilité et un empressement qu’ils n’ont pas pour leurs propres chefs ? Mais non, ce n’est pas drôle ! Qui donc ne se ferait pas tuer pour plaire à doña Antonia ?

La pantomime effrénée dont Panocha accompagnait ces paroles, en atténuait beaucoup la portée ; toutefois il était facile de voir qu’il parlait avec une entière conviction, un sincère enthousiasme.

— Antonia, elle est au rancho ? demanda Joaquin.

— Non, seigneurie, elle est à la chasse.

Le Batteur d’Estrade haussa les épaules d’un air de dépit, presque de colère.

— Folle, dit-il, un de ces jours il lui arrivera malheur !…

— C’est ce que je me tue à lui répéter à chaque instant, seigneurie, mais doña Antonia se moque de mes craintes ; elle m’assure qu’elle possède un talisman qui la garantit de tout malheur. Après tout, c’est peut-être vrai. Est-ce que votre seigneurie compte passer la nuit au rancho ?

— Oui.

— La señorita va être bien contente !… C’est étonnant l’affection qu’elle a pour vous ! Je ne comprends vraiment pas… c’est-à-dire… si… je comprends !… Veuillez m’excuser seigneurie, si je vous quitte, mais je dois aller vous faire préparer une chambre… et puis doña Antonia peut revenir d’un moment à l’autre, et je ne voudrais, pour rien au monde, qu’elle me vit dans mon costume de travail, c’est-à-dire de promenade. Il est temps que je songe à ma toilette.

  1. Panocha, sucre brut, espèce de cassonade dure.