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brisée, une empreinte douteuse, une éclaircie aperçue de loin, soutenaient son espoir et ses forces ; malheureusement toutes ces désillusions répétées eurent pour résultat d’user plus promptement son reste d’énergie ; de nouveau il s’arrêta.

— Le soleil commence à décliner à l’horizon, me faudrait-il passer la nuit ici ? Affreuse perspective !…

Après une courte hésitation, M. Henry plaça ses deux mains en guise de porte-voix devant sa bouche et se mit à appeler Grandjean ; mais sa voix, étouffée et absorbée par l’épaisse végétation de la forêt, alla mourir à quelques pas. Alors, oubliant son orgueil, le jeune homme poussa de longs cris de détresse ; mais rien ne répondit à cet appel désespéré.

— Oh ! se dit-il après un instant de réflexion, un dernier espoir me reste ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Là où n’arrive pas la voix s’entend le bruit d’une arme à feu… ma carabine me fera retrouver mon chemin !

M. Henry épaula son arme et appuya sur ses doubles détentes.

Après avoir prêté l’oreille pendant quelques secondes, il porta la main à son côté gauche, où il laissait ordinairement pendre sa poudrière.

— Malédiction ! s’écria-t-il, tandis qu’une pâleur livide envahissait son visage ; dans mon orgueilleuse précipitation à suivre Joaquin, j’ai oublié mon sac à munitions… me voici désarmé.

Cette triste découverte acheva de l’accabler. Les bras pendants, la tête inclinée sur sa poitrine, il ressemblait à la statue du Désespoir.

Enfin son énergique nature reprit le dessus.

— Comment, aussi lâche que je le suis, ai-je donc osé rêver la fortune et tenter ce que j’ai tenté ! s’écria-t-il en serrant les poings avec rage. J’ai bien mérité ce qui m’arrive ! Mon outrecuidante présomption exigeait un sévère châtiment… Mais non, j’ai tort de m’accuser… je ne suis pas un lâche !… Vingt fois, dans le cours de mon existence, j’ai vu un canon de pistolet ou une pointe d’épée dirigés contre ma poitrine ; et si parfois, dans ces circonstances, mon cœur a battu plus fort ou plus vite que de coutume, c’était de joie, car la lutte m’a toujours enivré : la violence va bien à la chaleur de mon sang. Comment donc expliquer ce que j’éprouve à présent ? Comment ?… Oh ! je crois tenir enfin le mot de l’énigme… je suis brave… oui… c’est vrai… mais ma bravoure a besoin de témoins… Qu’un rustre me regarde, cela me suffit… mais il faut au moins qu’on me regarde !… Que d’hommes, dans le monde civilisé, ne doivent leur réputation d’intrépidité qu’au sentiment exagéré d’un amour-propre féroce ! Eh bien ! que je sorte vivant de cette maudite forêt, et je fais le serment que je m’étudierai à acquérir le véritable courage… et j’y parviendrai…

Le jeune homme jeta alors un regard découragé sur sa carabine ; puis, après un combat intérieur qui, alternativement et à plusieurs reprises, fit passer un éclair dans ses yeux ou amena une couche de rouge sur son front, il se détermina à tenter un dernier effort.

Réunissant toutes ses forces dans un cri, il jeta aux solitudes du monte Santa-Clara le nom de Joaquin Dick, le Batteur d’Estrade.

Ce sacrifice de son orgueil était à peine accompli que M. Henry s’en repentit, et pourtant, à la pensée que cette tentative désespérée ne devait amener aucun changement dans sa position, il se sentait retomber dans un profond découragement.

Tout à coup, à quelques pas derrière lui, il lui sembla entendre un frôlement dans le feuillage. Il se retourna vivement. Était-ce un ennemi ou un sauveur ?

C’était Joaquin Dick !

Le Batteur d’Estrade, sa carabine négligemment rejetée le long de son épaule gauche, et les mains enfoncées dans les poches de sa calzonera, ressemblait bien plus, en ce moment, à un flâneur du boulevard qu’à un coureur des bois.

Sa physionomie calme et indifférente ne décelait ni la joie du triomphe, ni l’âpre satisfaction du sarcasme ; elle exprimait plutôt l’ennui vulgaire et banal d’un homme que l’on vient déranger de ses occupations.


— Quand je vous disais que vous vous égareriez, señor, avais-je tort ? demanda-t-il froidement au jeune homme.

La joie, l’étonnement et le dépit que l’arrivée du Batteur d’Estrade causaient à M. Henry, produisaient une telle confusion dans ses idées, qu’il fut quelque temps sans savoir que répondre ; à la fin, son amour-propre froissé l’emporta sur la reconnaissance.

— Il me semble, s’écria-t-il avec une colère concentrée, que je ne vous ai pas interrogé ? Je n’ai que faire de vos réflexions ! Je vous ai appelé parce que c’était mon droit ; vous, vous êtes accouru, parce que c’était votre devoir… Nous sommes chacun dans notre rôle… Restons-y !

Le Batteur d’Estrade regarda curieusement M. Henry, et hochant la tête d’un air de bonhomie :

— Eh bien ! là, franchement, dit-il, je ne me doutais pas de cette réception ; mais elle me plaît fort. Me menacer, presque, lorsqu’il me suffirait de m’éloigner pour vous replonger dans un affreux embarras, cela est humain, beau et complet au possible ! Si vous manquez de vertus, au moins avez-vous une grande qualité : celle de la franchise !… Les hommes sont rarement ingrats à brûle-pourpoint, car, avant de renier un bienfait, ils attendent ordinairement qu’il soit accompli en entier… tandis que vous !… ma foi, je vous le répète, je suis très-satisfait de votre façon d’agir… je vous tiens en haute estime. Croyez-en mon expérience des choses et des hommes du Nouveau-Monde…vous irez loin.

Accepter la discussion sur ce terrain, c’eût été accorder au Batteur d’Estrade une familiarité qu’il n’était ni dans les goûts ni dans les idées de M. Henry de tolérer chez ceux qu’il considérait comme des serviteurs : aussi garda-t-il le silence.

Le chemin que prit Joaquin Dick était l’opposé de celui que suivait le jeune homme ; au reste, ce dernier, malgré ses nombreux détours, ne s’était pas éloigné de beaucoup de l’endroit où reposait sa petite troupe ; dix minutes lui suffirent, guidé par Joaquin, pour opérer ce trajet.

Les chevaux sellés et les Mexicains leur cuarta (espèce de fouet-cravache) à la main, attendaient le signal du départ.

— Combien de temps nous faudra-t-il pour sortir du