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— Seigneurie, dit le Canadien en prenant place à ses côtés, ma confiance en vous est certes illimitée ; toutefois permettez-moi de vous faire observer que siffler ou causer quand on est entouré d’ennemis qui vous guettent, c’est presque appeler la mort !

— Il n’y a pas un Indien à dix lieues à la ronde, mon pauvre Grandjean, interrompit Joaquin d’un ton doucement moqueur. Je me suis servi de ce prétexte vis-à-vis de ton maître, pour qu’il ne songeât pas à s’étonner de la durée de notre absence ; j’ai à t’entretenir assez longuement.

Le Canadien reçut avec une complète indifférence l’assurance qu’aucun danger ne le menaçait ; mais, en revanche, l’annonce que le Batteur d’Estrade désirait avoir avec lui une conversation sérieuse, sembla lui causer autant d’émotion que de surprise.

— Señor Joaquin, dit-il d’une voix dont l’agitation contrastait d’une manière singulière avec sa façon ordinairement lente et monotone de s’exprimer, señor Joaquin, laissez-moi, avant de commencer cet entretien, vous déclarer d’abord une chose… c’est que ma vie, mon cœur et mon rifle sont à votre disposition ! Je vous dis ceci, afin que vous ne perdiez pas votre temps à m’expliquer vos intentions !… Je vous appartiens, señor Joaquin, corps et âme ! Avec moi, vous n’avez nul besoin de motiver vos actions : un mot, si vous avez un ordre à me donner, un signe, si vous avez une victime à me désigner, et vous serez obéi ! Aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu, excepté vous, je n’aime âme qui vive en Amérique ; mais aussi, vous, je vous aime bien ! Ne m’interrompez pas, je vous prie, seigneurie, je suis très-gauche et très timide en fait de sentiment, et si je ne profite pas de cette occasion pour vous exprimer toute ma reconnaissance, je ne retrouverai sans doute plus jamais le courage d’aborder de nouveau ce sujet…

— Tu as tort de parler de ta reconnaissance, Grandjean, interrompit le Batteur d’estrade, je mérite plutôt ta haine !

— Ma haine ! vous qui m’avez sauvé deux fois la vie ?

— Pauvre intelligence, qui ne comprend pas que vivre c’est souffrir ! murmura Joaquin Dick, pensif.

— Et de quelle manière encore ! continua le Canadien en s’animant de plus en plus à ses souvenirs : de la façon la plus noble, la plus héroïque, car il y a mille manières de sauver un homme ! La soif m’avait jeté délirant et affaibli sur le sol brûlant du désert… Les zopilotes[1], calculant, avec leur féroce et infaillible instinct, la courte durée de mon agonie, commençaient déjà à fouetter de leurs grandes ailes noires mon front baigné de sueur, lorsque la Providence vous conduisit vers moi. Votre gourde était à moitié vide. Le peu d’eau qu’elle contenait fut employé à laver mon visage, à humecter mon gosier en feu. Or, dans le désert, chaque goutte d’eau vaut un diamant ! Mais ce n’est pas tout… Quand votre provision fut épuisée et que je vous suppliai de m’abandonner à mon malheureux sort, de ne pas vous perdre inutilement avec moi, quelle fut votre réponse ? « Sois sans crainte, me dites-vous en souriant, tu auras toujours à boire. » Une lueur brillante et rapide comme un éclair passa devant mes yeux. Je ne compris votre généreuse et folle action qu’en vous voyant me tendre votre bras gauche, d’où sortait un filet de sang. Vous veniez de vous ouvrir la veine avec la pointe de votre poignard. Tenez, señor Joaquin, je ne suis ni tendre ni sensible, et il est même possible que je ne sois pas bon ; eh bien ! quand je me rappelle cette aventure du désert, il me prend de véritables désespoirs en songeant que je ne trouverai peut-être pas, dans tout le cours de mon existence, l’occasion de vous prouver mon ardente gratitude.

Grandjean, ému jusqu’aux larmes, fit une légère pause, puis, par un mouvement pour ainsi dire instinctif, il tendit sa rude et large main au Batteur d’Estrade ; mais Joaquin, adossé contre l’arbre au pied duquel il s’était assis, et les bras croisés sur sa poitrine, resta immobile et ne répondit pas à cette amicale invitation.

— Que votre seigneurie me pardonne ma familiarité, reprit le Canadien d’une voix qu’il voulait rendre calme, mais qui malgré ses efforts trahissait une douleur réelle, je ne suis pas un homme des villes, on me l’a déjà reproché aujourd’hui ; je ne sais que brutalement traduire les meilleures pensées de mon cœur…

À l’opiniâtre silence que continua de garder le Batteur d’Estrade, Grandjean leva sur lui un œil inquiet, presque suppliant ; Joaquin, semblable à une statue, n’offrait aucun signe de vie. Son visage, faiblement éclairé par un rayon de lune qui filtrait à travers le feuillage des arbres, présentait l’aspect de la mort.

Le Canadien tressaillit, un indicible sentiment d’effroi s’empara de lui.

— Señor Joaquin, señor Joaquin ! s’écria-t-il en secouant le Batteur d’Estrade par l’épaule, au nom du ciel, répondez-moi !

Au contact de Grandjean, le Batteur d’Estrade tressaillit, et, secouant, la tête à plusieurs reprises :

— Mon pauvre garçon, dit-il, si au lieu de nous trouver dans une forêt vierge du Nouveau-Monde, nous étions dans un salon d’Europe, je te devrais d’humbles excuses pour ma distraction, car, je te l’avoue, j’ai, pendant un moment, complètement oublié ta présence ! C’est la faute de ce sempiternel et monotone récit que tu t’obstines à me débiter chaque fois que le hasard nous fait nous rencontrer. Je t’en prie, s’il le faut même, je te l’ordonne, qu’il ne soit plus jamais question entre nous deux de ces vieilles histoires. Je t’ai sauvé par caprice et non par générosité ; le lendemain je serais sans doute passé près de toi sans même daigner m’assurer si tu étais mort ou vivant.

— Mais ce coup de couteau qu’un an plus tard vous reçûtes pour moi, seigneur ?

— Que veux-tu ? Comme tout le monde, j’ai mes heures de faiblesse. C’était justement parce que je t’avais déjà une fois arraché aux étreintes de la soif, que je t’ai disputé ensuite au tranchant d’un couteau. Je n’ai pas voulu laisser détruire une de mes bonnes actions. J’en compte si peu dans ma vie !…

— Non, non, seigneurie ; je ne vous crois pas… vous vous calomniez, s’écria le Canadien avec chaleur. Il n’y a personne sur la terre de meilleur, de plus noble, de plus généreux que vous.

— C’est également mon opinion, dit le Batteur d’Estrade en souriant. Tous les hommes, quand leurs intérêts

  1. Le zopilote est un hideux oiseau de proie, de la grosseur du dindon. On le rencontre partout au Mexique en grand nombre, surtout dans les villes, que sa voracité purge de leurs immondices : aussi est-il défendu de le tuer.