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connaître leur loyauté par des soupçons. Je m’expliquerai donc devant ces estimables caballeros.

L’ironie de ce langage était si flagrante, si peu dissimulée, que les Mexicains la comprirent à merveille ; néanmoins, ils parurent accepter comme réels les compliments moqueurs du jeune homme.

— Quant à vous, Joaquin, continua M. Henry, prêtez-moi toute votre attention, et ne répondez à mes questions qu’après avoir mûrement réfléchi !…

— Parlez, j’écoute !

— Le motif qui m’a conduit dans ces lointains parages est un voyage d’exploration. J’ai besoin, peu vous importe pourquoi, d’étudier et de connaître à fond le vaste département de Sonora et l’immense territoire habité, ou, pour être plus exact, possédé par la puissante tribu des Indiens Apaches. Croyez-vous qu’il me soit possible de pénétrer plus avant avec chance de succès ? Je dois ajouter que mes serviteurs manifestent déjà les craintes les plus vives au sujet de notre retour à Guaymas, et déclarent que je commettrais une folie insigne en m’obstinant à poursuivre ma route. Ils prétendent que nous sommes égarés et menacés de mourir de faim. Que me conseillez-vous ? De retourner lâchement sur mes pas, ou de continuer hardiment mon chemin ?

— La façon dont vous venez de formuler votre question indique clairement la réponse que vous souhaitez, dit Joaquin ; mais je vous ai promis la vérité, et je ne dois pas tenir compte de vos désirs. Si, par continuer hardiment votre chemin, vous entendez doubler le golfe de Californie, ou bien vous enfoncer dans l’Apacheria, alors oui, vos serviteurs ont raison de blâmer votre témérité, car ce projet insensé est d’une exécution impossible ! Vous obstiner, ce serait courir à une mort certaine.

— C’est, en effet, l’Apacheria que je veux traverser.

— En ce cas, il est inutile que nous poursuivions notre entretien.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je ne saurais plier ma volonté aux caprices d’un fou, répondit le Batteur d’Estrade d’un ton ferme et froid.

— Eh bien ! j’admets pour un instant que mon projet soit inexécutable, dit le jeune homme pensif, que dois-je faire ?

— Regagner au plus vite le point dont vous êtes parti.

— Vous oubliez, señor Joaquin, que nous sommes égarés, et, dans cette position, fuir me présente, avec moins de gloire, les mêmes dangers que pousser en avant.

— Vous êtes égarés ? répéta le Batteur d’Estrade en haussant les épaules d’un air de mépris, allons donc ! qui prétend cela ?

— Mes serviteurs.

— Vos serviteurs sont des drôles qui veulent exploiter votre crédulité, ou bien qui ont l’intention de vous faire tomber dans un piège, répondit tranquillement Joaquin Dick. Je vous jure, moi, qu’ils connaissent parfaitement leur chemin et qu’ils ne seront nullement embarrassés pour regagner Guaymas… Dieu me pardonne ! poursuivit le Batteur d’Estrade sans tenir compte des regards tout à la fois furieux et embarrassés des Mexicains, je n’ai jamais vu une collection plus complète de méchantes figures ! Quelle singulière idée vous avez eue de choisir de pareils auxiliaires !… Ce sont là tous gens à potence que la loi de Lynch ferait brancher, sans même songer à s’enquérir de leurs antécédents, tant ils portent le crime écrit sur leurs visages.

Des murmures menaçants, proférés par les Mexicains assis à terre autour du foyer, accueillirent l’audacieuse réponse du Batteur d’Estrade.

— Qui ose élever la voix quand je parle ? continua Joaquin impassible. Avez-vous oublié mon nom, ou ne connaissez-vous pas la réputation de mon couteau ? Vous vous taisez ?… bien !… Allons, enfants, rassurez-vous… Je n’ai nullement l’intention de vous demander compte du passé… Que m’importent le sang qui tache vos mains, les forfaits qui pèsent sur votre conscience ! Je ne suis pas, moi, le vengeur de la société. Pillez, volez, assassinez, cela m’est on ne peut plus indifférent. Seulement n’exigez pas, lorsque je traite une affaire de nature à me donner un honnête profit, que, par considération pour des bandits de votre espèce, j’use de ménagements préjudiciables à mes intérêts.

Il fallait que la réputation du couteau de Joaquin Dick fût en effet bien glorieusement établie, bien généralement répandue ; car pas un des Mexicains, malgré leur impudence, n’osa donner signe de vie ; ils paraissaient paralysés par la terreur.

— Les propos que vous achevez de tenir, Joaquin, sont, si je les ai bien compris, d’une si haute gravité, dit M. Henry après avoir réfléchi pendant quelques instants, que je veux, afin d’éviter toute erreur, les résumer et les préciser.

— Résumez et précisez, señor, rien ne me presse.

— Vous prétendez, n’est-ce pas, que mes serviteurs connaissent parfaitement leur chemin et qu’ils ne sont nullement égarés ?

— Votre résumé, señor, manque de clarté dès son début. Je n’ai point prétendu, j’ai affirmé.

— Soit, je continue : la comédie que jouent ces gens vis-à-vis de moi constitue à vos yeux une preuve certaine de trahison ?

— Certes !

— Et quel but leur supposez-vous ?

— Votre question, permettez-moi de vous l’avouer, me paraît des plus naïves…

— Celui de m’assassiner ?

— Dame, on n’hérite guère que des morts ! Mais, pardon, señor, poursuivit le Batteur d’Estrade en ne donnant pas le temps au jeune homme de reprendre la parole, à quoi, je vous prie, doit aboutir cette espèce d’enquête ? À une scène de violence ? Vous auriez tort ! vous êtes seul de votre côté ! À une vigoureuse ou sentimentale réprimande ? Ce serait peine perdue ! vous avez affaire à des natures foncièrement vicieuses, à des cœurs entièrement gangrenés ! Je ne vois dans tout ceci rien qui ne soit très-naturel ! Vous, vous avez le goût des aventures périlleuses ; ces braves garçons, eux, ont la passion du vol et de l’assassinat. Chaque homme possède une marotte particulière, obéit à un instinct différent. Croyez-moi, laissez de côté toutes ces récriminations inutiles, et arrivez plutôt à l’affaire dont vous avez à m’entretenir.

Le calme inaltérable du Batteur d’Estrade pendant cette