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per, et je ne demande qu’à me réchauffer à votre feu. Vous avez plus à gagner que moi à cet échange…

L’inconnu sortit alors du milieu d’un buisson où il était engagé, et s’avançant Vers les aventuriers :

— Voici ma promesse accomplie, dit-il en jetant par terre un magnifique daim qu’il portait sur l’épaule ; maintenant, c’est à vous de me faire place à votre foyer.


III

JOAQUIN DICK.

L’arrivée, ou, pour être plus exact, l’apparition de ce voyageur nocturne constituait un fait si bizarre, si extraordinaire, que les aventuriers restèrent un moment sans lui adresser la parole. Chacun l’examinait avec une avide curiosité. Sa taille svelte, souple et dégagée, ne dépassait guère cinq pieds trois pouces ; elle indiquait plutôt l’agilité que la force. Son visage ovale avait cette expressive immobilité qui distingue la race asiatique ; on ne devait connaître les passions qui agitaient le cœur de cet homme qu’à leur subite explosion. Quant à son âge, il eût été assez difficile de le préciser ; l’aisance et la légèreté de sa marche indiquaient la jeunesse, mais les rides de son front et certains plis qui, de l’extrémité de ses yeux, s’écartaient en rayonnant jusque sur ses tempes et sur les pommettes de ses joues, disait qu’il avait dépassé la quarantaine.

Son teint, primitivement d’un blanc mat, bruni par le soleil, avait ces tons chauds et riches, particuliers au sang maure et castillan. Ses vêtements étaient ceux d’un pauvre ranchero, ou fermier de l’intérieur des terres. Il portait une courte veste et un large pantalon de gamuza ou peau de daim ; au lieu de la bota vaquera, une paire de grandes guêtres, en toile épaisse, lui montait jusqu’à mi-jambe. Il tenait à la main une carabine à deux coups, de fabrication anglaise et de très-gros calibre.

Après avoir salué les aventuriers d’une légère et familière inclination de tête, comme s’ils eussent été pour lui d’anciennes connaissances, le nouveau venu avait allumé un cigare, et s’était assis par terre à quelques pas du brasier ; son laisser-aller donnait à penser qu’il ne soupçonnait pas ce qu’il y avait d’étrange dans son arrivée, et qu’il ne se doutait pas qu’on dût lui en demander l’explication.

Ce fut M. Henry qui entama la conversation.

— Mon ami, dit-il en français, comment se fait-il que vous vous trouviez, à cette heure, dans le beau milieu de la forêt Santa-Clara ? Qui êtes-vous, d’où venez-vous ? Êtes-vous seul ou avez-vous des compagnons de voyage ? Quel est votre nom ?

Tandis que le jeune homme adressait ces nombreuses questions au pauvre diable vêtu de gamuza, celui-ci échangeait avec Grandjean un rapide regard. Si M. Henry eût observé en ce moment le Canadien, il se serait difficilement expliqué l’expression de joie contenue que reflétait le visage, ordinairement impassible, du géant. Ce ne fut qu’après avoir humé une longue bouffée de la feuille de tabac grossièrement roulé qu’il tenait entre ses lèvres, que l’inconnu répondit à son interlocuteur :

— Je ne me rends pas compte, dit-il en espagnol, de l’étonnement que vous-cause ma présence en ce lieu. Quoi de plus naturel que de rencontrer un chasseur dans une forêt ? Vous désirez savoir qui je suis ? regardez mon costume. Mon nom ? on m’appelle Joaquin Dick… D’où je viens ? je l’ignore ; je traîne mon existence au hasard… Si je suis seul ? oui…

Cette réponse insignifiante et laconique parut causer aux Mexicains une impression profonde : Traga-Mescal entr’ouvrit les yeux, et oublia un instant son rôle de dormeur.

— Quelqu’un de vous connaît-il cet homme ? dit M. Henry en s’adressant aux Mexicains, dont l’émotion ne lui avait pas échappé.

— Nous connaissons tous sa seigneurie de réputation, répondit l’un d’eux. Qui n’a pas entendu parler de Joaquin, le célèbre Batteur d’Estrade ?

Au respect mêlé de crainte avec lequel le Mexicain prononça ces paroles, M. Henry regarda une seconde fois le voyageur nocturne. Joaquin Dick supporta ce nouvel examen d’un air parfaitement indifférent.

— Ne serait-ce pas une indiscrétion, señor, reprit le jeune homme après une pause, que de vous demander qui vous vaut la grande réputation dont vous jouissez, et quelle est cette réputation ?

— Mon Dieu ? señor, répondit Joaquin Dick, mon existence est si solitaire, que quand l’occasion se présente d’échanger quelques paroles avec des êtres humains, je suis loin de la repousser ! Il est si doux de vivre parmi les hommes ! On trouve auprès de ses semblables tant de générosité, de franchise et de charité !…

L’accent indéfinissable avec lequel le Batteur d’Estrade nuança ces mots, tenait tellement le juste milieu entre l’onction et le sarcasme, que M. Henry ne sut auquel de ces deux sentiments il devait les attribuer.

— Ma célébrité, si célébrité il y a, reprit Joaquin Dick, provient de la façon dont j’accomplis ma tâche, dont j’exerce ma profession. Le Batteur d’Estrade, vous ne l’ignorez pas, señor, est l’avant-garde extrême, je pourrais presque dire sacrifiée, de toutes les excursions dans la Prairie… Quand part de Saint-Louis, par exemple, ou de tout autre point attenant à la frontière, soit une colonie d’émigrants, soit une troupe d’aventuriers ou de chasseurs, la première chose à laquelle on songe, c’est à se procurer de bons batteurs d’estrades. Du reste, notre mission est si rude, si difficile et si dangereuse, que peu d’hommes sont aptes à la bien remplir. Nous devons pressentir, deviner et déjouer les ruses des tribus ennemies, indiquer la route à suivre, trouver les gués des rivières, pourvoir à la nourriture de ceux que nous escortons, en un mot, éloigner d’eux tout péril ; et si la fatalité se joue de nos efforts et trompe nos prévisions, nous offrir comme premières victimes aux dangers que nous n’avons su ou pu éviter ! C’est donc à un certain sang-froid dans les heures suprêmes, à une prompte et presque infaillible appréciation des événements imprévus, enfin à des ressources acquises par une longue expérience, que je dois d’être connu des hardis compagnons qui fréquentent les terres indiennes. Quant à ma