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POLISSARD.

Ah ! bah ! je n’ai peur de rien, moi… si… je me trompe… il y a une chose dont j’ai peur ; ah ! mais, là, une vraie monomanie à me faire courir comme un express…

GROS-MINET.

Quoi donc ?

POLISSARD.

Les chiens enragés.

GROS-MINET, faisant un saut en arrière.

Ne parlez pas de ça devant moi. (A part.) Je tiens une autre finesse !

POLISSARD.

Qu’est-ce donc qui vous prend ?

GROS-MINET.

On m’a bien dit que j’étais guéri radicalement… mais quand on m’agace, voyez-vous… brrrr… brrrr !… dire que la morsure d’un petit roquet vous met dans des états pareils. (Retroussant sa manche et s’approchant de lui.) Tenez, une petite cicatrice, à peine si on la voit.

POLISSARD, reculant.

Je m’en rapporte, je m’en rapporte !

GROS-MINET, durement, le prenant par le bras.

Mais regardez donc !… brrr ! brrr !

POLISSARD.

Je vois parfaitement. (Il cherche à se dégager.)

GROS-MINET, le retenant.

Aussi, j’ai tort de venir auprès de la rivière… rien que la vue de l’eau… brrr ! brrr ! mais la pêche, c’est une passion, une rage… et dans ce moment… ça mord ! ça mord !

POLISSARD.

Ça mord ! merci ! bonjour, monsieur ! (Il se sauve.)


Scène II

GROS-MINET, POLISSARD.
GROS-MINET, seul et riant.

Enfoncé le jobard !… ah ! j’éprouve le besoin de calmer ma rage. (Il boit.)

POLISSARD, reparaissant.

Ah ! gueusard ! tu es hydrophobe et tu bois ! à moi la pose à mon tour ! (Il disparaît.)

GROS-MINET.

Qu’on dise encore qu’une ligne est un instrument qui a une bête à chaque bout… non, mais qu’on le dise… voyons !… vite mes engins !… (Il les dispose.) Ce grotesque m’a fait perdre un temps précieux. Au lever du soleil, il faut que je décampe, car si je suis pêcheur, je suis également garde du commerce, et il y a surtout un nommé Polissard, contre lequel je possède un bon petit jugement, et que je serais heureux d’interner à Clichy… non pas que je sois méchant, témoin l’innocence de mes plaisirs ; outre la pêche à la ligne, je cultive le rébus, le calembour, le logogriphe, et autres niaiseries divertissantes : voilà mon caractère aux douces teintes du crépuscule ; mais aux premiers rayons de l’astre du jour, l’homme pacifique et spirituel disparaît, le blond Phœbus fait fondre en moi les atomes sensibles ; je reprends la peau du renard, et toute la sévérité qui distingue l’homme de… loi… là… voilà qui est prêt… comme je vais m’en donner !… comme je vais en faire mourir de ces amours de poissons, de ces amours de petits poissons (Il se dirige vers la rivière, mais au même moment, Polissard, les cheveux hérissés et l’air effaré, saute du rocher devant lui, il a en outre une couronne de paille et de roseaux. Il est tout couvert de feuilles de nénuphar.)


Scène III

GROS-MINET, POLISSARD.
POLISSARD.

Couic !

GROS-MINET.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

POLISSARD.

Turlututu, chapeau pointu ! où est ma femme ?

GROS-MINET.

Nom d’un barbillon, c’est le fou !

POLISSARD.

Vous me l’avez volée !

GROS-MINET.

Moi, je vous ai volé votre femme ? fouillez-moi plutôt !

POLISSARD.

Ah ! ce n’est donc pas vous ?

GROS-MINET.

Regardez mon chapeau.

POLISSARD.

C’est vrai… chapeau plat… (Il tape sur son chapeau de paille.) Figure plate… il n’y a que le nez qui est pointu… (Il lui pince le nez.) Couic !…

GROS-MINET, grimaçant.

Je vous trouve très-gai.

POLISSARD.

Et très-laid aussi, n’est-ce pas ? ça n’est pas étonnant… ah ! monsieur, voilà qui est déplorable !… j’avais un ami, monsieur, un jour il me dit : Antinoüs, je veux me marier ; tu as une jolie tête, prête-moi ta tête pour vingt-quatre heures… Je la lui prête, et comme elle n’était pas mal, le filou me la garde, et voilà la binette qu’il m’a laissée… (Il lui tire le nez.) Couic !

GROS-MINET[1].

Quel vilain trait ! (*)

POLISSARD.

Ah ! si l’on ne m’avait volé que ma femme ! mais croiriez-vous, gros papa, qu’on m’a encore volé ma voix… mon galoubet ? Oui, mossieu, je devais débuter à l’Opéra, j’avais la parole du maestro, mais voilà qu’à l’audition, dans mon grand air, au lieu de faire couic, je fais couac… et alors, va te promener mon engagement, trois cent mille francs par semaine, et treize mois de congé par an !

GROS-MINET, chantant très-fort.

Ah ! quel malheur !

POLISSARD, le prenant à la gorge.

Ah ! brigand ! je reconnais mon organe : c’est toi qui m’as volé mon do.

GROS-MINET, tremblant.

Eh bien ! oui, eh bien ! oui… mais je m’en vais vous le rendre… tenez, attrapez-le au vol… (Il chante.) Do ! quel sot do ! (Même jeu.) Ut ! ah ! quel sale ut ! (Même jeu.) Do ! do !

POLISSARD, comme s’il attrappait une mouche.

Je le tiens ! je le tiens ! Ah ! j’ai retrouvé mon do ! j’étais canard ; je redeviens rossignol… Ta, ta, ta, ta ! (Il lance des notes criardes et de tête.)

GROS-MINET.

C’est un raccommodeur de robinets.

POLISSARD.

(*) Connaissez-vous Castibelza ?

GROS-MINET.

Très-bien, très-bien ! (Chantant sur l’air connu.) Castibelza, l’homme à la canardière.

POLISSARD.

C’est mon cousin, à la mode de Charenton, et voilà ma lamentable histoire.

CASTILBÊTA, ballade.
POLISSARD.
––––Castilbêta, le pêcheur à la ligne,
––––––––––Chantait ainsi :
––––Ça ne mord pas et mon Alexandrigne,
––––––––––All’s’est enfuie ;
––––J’ai pour chasser le chagrin qui me gagne,
––––––––––Bu comme un trou !
––––Le vin qui mousse à travers la Champagne
––––––––––Me rendra fou !
  1. A la représentation on passe tout ce qui se trouve entre les deux signes (**).