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POLISSARD.
––––––Venez, venez, venez, venez (ter)
––––––––––Petits poissons,
––––––Venez, venez, venez, venez (ter)
––––––––––Mordre à mes hameçons !
––––––Je guette, je guette une blondinette !

(Les yeux tournés vers la maison aux volets verts.)

––––––––Regardons ! regardons !
––––––––Et pour tromper le barbon,
––––––––Ayons l’air d’un cornichon.
––––––––Oh ! amour, voilà comme…
––––––––Tu te ris d’un grand cœur ;
––––––––Être né pour être homme,
––––––––Et devenir Martin pêcheur !
GROS-MINET, arrangeant sa ligne.

Ça ne touche guère, je crois que je n’ai pas mis assez de fond. (Apercevant Polissard.) Que vois-je dans la pénombre ? un rival !

POLISSARD, le voyant.

Si j’en crois mon pince-nez, c’est un pêcheur sérieux… diable ! mauvaise affaire !… mon Octavie, qui ne m’attend pour l’enlever qu’au lever du soleil, quand son tigre sera parti ! (Il se remet à pêcher.) Continuons à avoir l’air d’un imbécile.

GROS-MINET.

Nom d’un goujon !… mais il va troubler le courant de mon onde pure… (Élevant la voix.) Dites donc, eh ! vous, là-bas !

POLISSARD, venant en scène.

Bonjour, mossieu… ça va bien, ce matin ?

GROS-MINET.

Vous vous êtes donc levé à trois heures ? vous êtes donc somnambule ?

POLISSARD.

J’aime à voir naître l’aurore.

GROS-MINET.

Je vous préviens que vous êtes sur ma propriété.

POLISSARD.

Cette île est votre immeuble ?

GROS-MINET.

Non, mais bien ce remou que depuis trois jours j’ai amorcé, j’y ai jeté plus d’un décilitre de blé.

POLISSARD.

Ah ! vous jetez du blé dans la rivière et vous croyez que ça poussera ?

GROS-MINET.

Du blé cuit, avec des boules de terre glaise et de chènevis, des fèves de marais à l’huile… d’aspic, pour faire venir la carpe.

POLISSARD.

Merci, homme intelligent… comme ça se trouve… des carpes !… Moi qui en suis à ma première ablette à prendre.

GROS-MINET, l’arrêtant.

Qu’est-ce que ça vous fait d’aller pêcher plus loin ?

POLISSARD, à part.

Il paraît qu’il tient à rester ici… Diavolo ! si c’est un voisin du tyran aux volets verts, il verra le signal que doit faire Octavie avec son foulard… Il me vendra au Bartholo… comment le mettre en fuite ?

GROS-MINET.

Tenez, je vas vous dire une chose : là-bas, au bout de l’île, je connais un petit endroit où l’on en prend à tout coup ; des gardons, des vendaises, des ablettes, des goujons… On n’a que le temps de jeter sa ligne et ça biche ; on jette et toc ! ça biche !

POLISSARD.

Vrai ? eh bien ! je ne veux pas vous en priver… allez-y si ça biche !

GROS-MINET, à part.

Ah ! tu ne veux pas y aller… eh bien ! attends, j’ai une petite scie non patriotique qui ne manque jamais son effet… je m’en vas te la servir… Voyons laquelle… (Il fredonne.)

Air : Toi qui connais les hussards de la garde.

––––Toi qui connais la couleur de mes guêtres,
––––Tu n’connais pas la couleur de mes bas ;
–––Car si tu connaissais la couleur de mes guêtres,
––––Tu connaîtrais la couleur de mes bas ;
––––––Mais tu n’connais pas la couleur…

Non, ça l’amuserait ! ah ! j’en tiens une : La Gronouille au camélia. (Riant.) Servez chaud ! boum !

POLISSARD.

Qu’est-ce qui vous prend donc ?

GROS-MINET.

Il me prend… une envie de vous chanter quelque chose d’agréable.

POLISSARD.

Chantez… j’en serai bien aise.

GROS-MINET.
––––––Dans l’intérieur d’une citrouille
––––––Vivait un vieux crapaud volant,
––––––Fort amoureux d’une grenouille
––––––Qu’avait un très-fort mal de dent.
––––––Le crapaud dit : Belle verdâtre,
–––––––Voilà un beau camélia ;
––––––Mais la grenouille au gros folâtre,
––––––Chante en faisant ce geste là. (Il fait un pied de nez.)
––––––Notre crapaud d’amour succombe,
–––––––Avec son camélia là,
––––––Et la grenouille sur sa tombe
––––––Répète en dansant la polka. (Il danse.)
––––––Ceci vous prouve jouvencelles,
––––––Que lorsqu’on a par accident
––––––Le malheur d’avoir des dents telles,
––––––On se trouve pas mal dedans !
––––––Aie ! aie ! aie ! aie la dent !
–––––––––La gueuse de dent !
–––––––––La coquine de dent !
––––––Aie ! aie ! aie ! aie la dent
–––––––––La gueuse de dent !
–––––––––La coquine de dent !
––––––Aie ! aie ! etc.
POLISSARD.

Tiens ! c’est très-gentil cette balançoire-là.

GROS-MINET.

Ah ! bah !… et moi qui voulais le faire décaniller… quelle veste ! (Il tire son étui à cigares pour se donner une contenance.)

POLISSARD, prenant sans façon dans l’étui.

Tiens ! ils sont beaux : où donc prenez-vous vos cigares ?

GROS-MINET.

Dites donc, il me semble que c’est vous qui prenez…

POLISSARD.

Faites pas attention, ça se fait dans les meilleures sociétés.

GROS-MINET, à part.

Avec ça il ne s’en va pas, cet animal-là… Si je pouvais lui faire peur… (Regardant au dehors, et jetant un cri.) Ah ! le fou !… le fou, là-bas ! le fou par amour.

POLISSARD.

Qui ça ?… ce fou furieux, échappé de la maison de Charenton qui est en face, et qui erre depuis trois jours dans les environs ?

GROS-MINET.

Lui-même… sauvez-vous, malheureux !

POLISSARD.

Pourquoi ça ?

GROS-MINET.

Vous ne savez donc pas que cet infortuné a horreur des chapeaux pointus, vu que, dans le temps, il a été distancé de son épouse par un monsieur qui en avait un… juste comme le vôtre.