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taux, des prisonniers bien portants, et trois médecins autrichiens viennent seconder un jeune aide-major corse, qui n’importune, à différentes reprises, pour obtenir de moi un certificat constatant son zèle pendant le temps que je le vis agir. Un chirurgien allemand, resté intentionnellement sur le champ de bataille pour panser les blessés de sa nation, se dévoue à ceux des deux armées ; en reconnaissance l’Intendance le renvoie, après trois jours, rejoindre ses compatriotes à Mantoue.

« Ne me laissez pas mourir ! » s’écriaient quelques-uns de ces malheureux qui, après m’avoir saisi la main avec une vivacité extraordinaire, expiraient dès que cette force factice les abandonnait. Un jeune caporal d’une vingtaine d’années, à la figure douce et expressive, nommé Claudius Mazuet, a reçu une balle dans le flanc gauche, son état ne laisse plus d’espoir, et il le comprend lui-même, aussi après que je l’ai aidé à boire il me remercie, et les larmes aux yeux il ajoute : « Ah ! monsieur, si vous pouviez écrire à mon père, qu’il console ma mère ! » Je pris l’adresse de ses parents, et peu d’instants après il avait cessé de vivre[1]. Un vieux sergent, décoré de plusieurs chevrons, me disait avec une tristesse profonde, d’un air de conviction et avec une froide amertume : « Si l’on m’avait soigné plus tôt, j’aurais pu vivre, tandis que ce soir je serai mort ! » Le soir il était mort.

  1. Les parents, qui demeuraient rue d’Alger, 3, à Lyon et dont ce jeune homme, engagé comme volontaire, était le fils unique, n’ont eu d’autres nouvelles de leur enfant que celles que je leur ai données : il aura été, comme tant d’autres, porté « disparu ».