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fille de prince, en faveur d’excellentes dispositions prostibulaires. Cela me fit réfléchir. Je ne voulais pas que la fille du prince Arpad se fit enlever en pleine capitale par un quelconque rôdeur, et qui plus est, dans ma compagnie. Les femmes de mon pays ont une burlesque renommée de cuisses légères dont il me fallait garder méfiance. Renommée cocasse s’il en fut, surtout dans des pays comme l’Europe centrale, où, en dix minutes d’éloquence s’il est pauvre, en trente secondes s’il est riche, un homme qui n’est ni gibbeux, ni bancal, ni eczémateux, peut obtenir de lever n’importe quel jupon. Mais, sans nul doute, on m’accuserait d’avoir débauchée Ida.

Je la ramenai donc froidement à l’hôtel Effreazy où elle était en sûreté sous la protection d’une armée de serviteurs dont la plupart descendent de trois ou quatre générations de serfs des Effreazy. J’annonçai ensuite que le lendemain nous rentrions à Bakony.

J’avais gardé le pli que le bizarre inconnu tendait à Ida et que je lui avais arraché. Fallait-il l’ouvrir ? Après un débat intime, je renonçai à le lire comme à le donner au prince Arpad, et le brûlai devant mon élève.

Toute la nuit précédant notre retour, je méditai sur cette aventure. J’envisageai même de rentrer en France. En somme, cette année passée en Hongrie m’avait été bienfaisante. J’avais enrichi mon esprit, appris une langue vivante, voyagé et médité. Comme je ne dépensais rien, tous mes appointements restaient économisés, soit, actuellement, trois mille francs. Nous étions le 22 juillet 1914. Si je rentrais en France avant la mi-août, je pourrais encore aller passer trois semaines au bord de la mer, sur une plage océane, où, n’étant responsable que de moi, vouée au repos et sans souci aucun, je serais plus heureuse que je n’avais été depuis longtemps. Ensuite, je rentrerais à Paris et « verrais venir ».

Je m’apercevais subitement de mon peu de goût pour le métier d’institutrice. J’avais exercé cet office, comme d’autres, sous la poussée des besoins et un peu par curiosité, mais je pouvais changer de profession… Vous savez qu’on a tendance à aimer ce qu’on sait venir à vous et à détester ce dont on s’éloigne. Ainsi, subitement, disposée à quitter la Hongrie, je devinais le ridicule prétentieux de cette tradition majestueuse des princes hongrois, qui gaspillaient d’immenses fortunes au seul plaisir d’engraisser une domesticité abusive. Et voilà que Paris, ce Paris que j’avais quitté avec tant de joie, ce Paris que j’avais méprisé longtemps au fond de moi-même, m’attirait à nouveau.