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Or, en 1913, pour reprendre mon histoire à pied d’œuvre, après le conseil judiciaire que m’avait fait octroyer ma mère, je pris le parti de gagner ma vie seule, venue à Paris, j’y crevai de faim quelque temps, en des métiers prétendûment intellectuels, mais qui, en fait, descendaient toujours plus bas que la ceinture.

Par chance, Ludovic Harbot, le romancier, ami de mes grands-parents, me trouva, pour sortir de cet enlisement, un poste extravagant chez les Hongrois.

Il s’agissait d’enseigner ma langue, les façons parisiennes et l’art des vêtures élégantes à une jeune fille de quinze ans passés, dernière héritière d’une souche féodale qui avait déjà quatre siècles de noblesse au temps de Mathias Corvin.

Elle se nommait Ida Effreazy et était fille du prince Arpad.

Je partis là-bas avec une curiosité amusée. J’y connus d’ailleurs, moi qui pensais pouvoir pratiquer le nil mirari, des étonnements inédits et cocasses. La vie de Paris ne prépare pas du tout aux intimités hongroises.

Il y a certes, en France, des gens généreux et aimant le faste. Pourtant, leur vie ne peut en rien se comparer à celle d’un grand magyar. Le luxe et la passion de dépenses des gens ont là-bas quelque chose de purement féodal. C’est une sorte de folie-des-grandeurs mariée à un mépris complet des richesses, et le plus magnifique. Qu’on se figure, au milieu d’une forêt, en un lieu auquel on ne parvenait qu’avec une garde armée, un domestique effarant, toujours sous les armes comme s’il s’agissait d’émerveiller Haroun-al-Raschild.

Vêtus de draps polychromes brodés et surbrodés, pareils aux chambellans d’une cour à grande étiquette, cent cinquante serviteurs et servantes sont là, depuis l’aube, à attendre un visiteur d’ailleurs rarissime, mais auquel sera réservé l’accueil d’un roi. Trente appartements sont prêts, lits chauffés et chambrières au port d’arme, pour recevoir le noble et éventuel inconnu. Les cuisines, avec six chefs et quarante marmitons, font cuire quotidiennement de quoi alimenter un état-major de cent dignitaires. Le couvert est toujours mis et un service spécial, pareil à une garde, est quotidiennement désigné pour l’étranger qui pourrait apparaître. On éclaire, le soir venu, cinquante pièces de logis où personne n’entrera. Le bibliothécaire, le chef-jardinier, l’intendant de la lingerie, l’intendant de bouche, le colonel (c’est un authentique colonel autrichien) de la domesticité, ont