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d’excentricités extérieures avec des créatures dont elles n’eussent jamais dû connaître le nom. Il y eut communion volontaire entre les filles des portières et les descendantes des preux sous les espèces de la crinoline, du maquillage et du roux vénitien. On se prêta des patrons de robes entre courtisanes et femmes du monde, par l’entremise d’un frère, d’un ami, d’un amant, d’un mari quelquefois. Non seulement on eut les mêmes toilettes, mais on eut le même langage, les mêmes danses, les mêmes aventures, les mêmes amours, disons tout, les mêmes spécialités.

Voilà ce que les mères et les épouses ont laissé faire. Voilà où nous sommes tombés. Je vais vous dire maintenant où nous allons.

Nous allons à la prostitution universelle. Ne criez pas ! je sais ce que je dis.

Le cœur a complètement disparu de ce commerce clandestin des amours vénales. La Dame aux Camélias, écrite il y a quinze ans, ne pourrait plus être écrite aujourd’hui. Non seulement elle ne serait plus vraie, mais elle ne serait même pas possible. On chercherait vainement autour de soi une fille donnant raison à ce développement d’amour, de repentir et de sacrifice. Ce serait un paradoxe. Cette pièce vit sur sa réputation passée, mais elle rentre déjà dans l’archéologie. Les jeunes gens de vingt ans qui la lisent par hasard ou la voient représenter doivent se dire : « Est-ce qu’il y a eu des filles comme celle-là ? » Et ces demoiselles doivent s’écrier : « En voilà une qui était bête ! » Ce n’est plus une pièce, c’est une légende ; quelques-uns disent une complainte. J’aime mieux légende.

Le cœur a donc complètement disparu de cette transaction entre l’homme libre et la femme libre, et cette transaction se réduit à ces termes : « J’ai de la beauté, tu as de l’argent, donne-moi de ce que tu as, je te donnerai de ce que j’ai. Tu n’as plus rien ? Adieu ! je ne fais pas plus de crédit que le boulanger. »

L’amour est parti, mais la fortune est venue. L’affaire