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magasins se vidèrent ; les grisettes disparurent, les entremetteuses se mirent en campagne. Il s’établit des correspondances entre la province, l’étranger et Paris. On faisait des commandes sur mesure ; on s’expédiait ces colis humains. Il fallait bien nourrir ce minotaure rugissant et satisfaire à cette boulimie érotique. On se plut à découvrir des beautés bizarres et singulières. On les excitait les unes contre les autres comme des coqs anglais, on montrait leurs jambes dans des pièces ad hoc, ou, si elles étaient trop bêtes pour parler devant le monde, on les plantait à demi-nues, avec une tringle dans le dos, sur les chars branlants de l’Hippodrome, et on vous les montrait de bas en haut. Des hommes du monde, blasés, épuisés, usés, pour se distraire un moment, se firent les contrôleurs de ce métal impur. La corruption eut ses jurés assermentés. Ces malheureuses sollicitaient l’honneur de leur couche froide, afin de pouvoir dire le lendemain : « J’ai vécu avec un tel, » ce qui haussait leur prix pour les parvenus de la veille, tout fiers de posséder une créature sortant non pas des bras, mais des mains du comte X*** ou du marquis Z***. — On les façonnait, on les renseignait, on leur apprenait le grand art de ruiner les imbéciles, et on les lançait dans la carrière. La Maison d’Or, les Provençaux, le Moulin Rouge, flambèrent du matin au soir et du soir au matin. Le lansquenet et le baccara se ruèrent à travers la ronde ; on se ruina, on se battit, on tricha, on se déshonora, on vola ces filles, on les épousa. Bref, elles devinrent une classe, elles s’érigèrent puissance ; ce qu’elles auraient dû cacher comme un ulcère, elles l’arborèrent comme un plumet. Elles prirent le pas sur les honnêtes femmes, elles achevèrent les femmes coupables, dont les amants étaient assez lâches pour raconter les histoires, elles firent le vide dans les salons et dans les chambres à coucher des meilleures familles. Les femmes du monde, étourdies, ébahies, épouvantées, humiliées de la désertion des hommes, acceptèrent la lutte avec ces dames sur le terrain où celles-ci l’avaient placée. Elles se mirent à rivaliser de luxe, de dépenses,