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trois ou quatre cents francs par mois. Les dîners aux Vendanges de Bourgogne, les petites loges grillées de l’Ambigu, les soirées de Tivoli, telles étaient leurs grandes dépenses, et encore ces modestes orgies n’avaient-elles lieu que le dimanche, car ces demoiselles continuaient presque toujours à travailler dans un magasin, à moins que le monsieur ne fût assez généreux pour les mettre elles-mêmes à la tête d’un magasin de modes ou de lingerie.

L’amour, le travail, étaient donc encore de la partie. Marguerite Gautier ou Marie Duplessis, comme vous voudrez, sortait des rangs de ces femmes. Elle avait été grisette, voilà pourquoi elle avait encore du cœur.

On créa les chemins de fer. Les premières fortunes rapides faites par les premiers agioteurs se jetèrent sur le plaisir, dont l’amour instantané est un des premiers besoins. Ce qui, chez les filles pauvres, n’était qu’une conséquence finale, devint une cause première. Les facilités nouvelles de transport amenèrent à Paris une foule de jeunes gens riches de la province et de l’étranger. Les nouveaux enrichis, dont le plus grand nombre était sorti des plus basses classes, ne craignaient pas de se compromettre avec telle ou telle fille à surnom à qui le bal Mabille et le Château des Fleurs avaient acquis une grande célébrité. Il fallut fournir à la consommation sensuelle d’une population progressante, comme à son alimentation physique : la liberté de la boucherie, dans un autre genre.

La femme fut un luxe public, comme les meutes, les chevaux et les équipages. On s’amusait à couvrir de velours et à secouer dans une voiture une fille qui vendait du poisson à la halle huit jours auparavant, ou qui versait des petits verres aux maçons matineux ; on ne tint plus ni à l’esprit, ni à la gaieté, ni à l’orthographe ; enrichi aujourd’hui, on pouvait être ruiné demain : il fallait dans l’intervalle avoir soupé avec telle ou telle renommée. Dans ce tohu-bohu d’entreprises toutes fraîches et de bénéfices quand même, la beauté devint une mise de fonds, la virginité une valeur, l’impudeur un placement. Les