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la civilisation déclare nécessaire, indispensable même dans une société comme la nôtre, ne fût-ce que pour MM. les militaires, qui ne peuvent pas s’en passer dans les loisirs de la garnison (conséquence immorale de cette autre immoralité qu’on appelle la guerre), et ne nous occupons que de la prostitution élégante, sentant bon, sur laquelle je vous ai fait pleurer : vous allez voir ce que vous avez permis et où nous allons.

Une femme galante, car il y a trente ans on ne disait pas encore une femme entretenue, ni une lorette, ni une biche, ni une petite dame, ni une cocotte, tant il faut de noms différents pour désigner aujourd’hui cette vaste famille, une femme galante n’était pas un accident rare, mais un accident secret. Un homme du monde, un homme marié, un fils de famille, un gros négociant, un banquier, un vieux général entretenait une femme qui, presque toujours assez bien élevée, avait été séduite par un ami de la famille, quelquefois par un parent, puis abandonnée _ comme de raison, et qui vivait dans une demi-honnêteté de cette espèce de demi-mariage. Elle ne compromettait pas l’homme qui lui venait en aide, elle ne s’affichait pas outre mesure, et elle était souvent assez distinguée pour qu’il pût lui donner le bras et répondre aux honnêtes femmes qui lui demandaient : Quelle est cette dame avec qui je vous ai rencontré ? « C’est une dame. » Si ces femmes avaient un certain luxe, ce luxe était tout intérieur, tout intime. Une femme galante possédant une voiture, une demi-fortune, faisait révolution dans son quartier. Ces dames employaient, pour tromper l’homme à qui elles devaient leur bien-être, les mêmes ruses qu’une véritable femme mariée pour tromper son mari ; car elles risquaient autant, plus même que l’épouse légitime, n’ayant pas comme celle-ci une dot à réclamer judiciairement. Ces hommes qui les gardaient dix ans, quinze ans, toute leur vie quelquefois, ne les quittaient jamais ou ne mouraient pas sans leur assurer une fortune modeste mais définitive. Ils les épousaient quelquefois, et cela ne paraissait pas très extraordinaire.