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censeurs à leur tour. Vous auriez trouvé dans leurs intérêts matériels de bien autres adversaires que dans les routines administratives, et ils vous auraient envoyé promener, vous et votre pensée, si vous aviez été trop récalcitrants. — C’est alors que vous auriez regretté cette bonne vieille censure, avec ses lunettes sans verre et ses ciseaux mal affilés, dont on raconte les bévues, le soir au coin du feu, duègne somnolente dont la Muse vole si facilement les clefs quand elle veut courir la campagne.

Ce qu’il faudrait, ce que vous voudriez, ce que je voudrais, ce qui serait plus simple, plus digne et plus honorable pour tout le monde, ce serait la liberté absolue, loyale, sans restrictions ni surprises, qui laisserait au spectateur, ce dont il s’acquitterait fort bien, le droit de censurer tout seul, et qui ne mettrait pas un tiers entre le producteur et le consommateur de la pensée. Malheureusement, c’est un rêve.

« Eh bien, et l’Angleterre, où le mot censure n’existe même pas ? »

L’Angleterre ! c’est vrai ! quel peuple ! quelle liberté ! Il y a quinze ans que la France, pays flétri par la censure, a laissé représenter la Dame aux Camélias, je vous défie de faire représenter cette pièce à Londres. Elle y est défendue depuis le même temps. Par qui ? On n’en sait rien. Quand la censure n’est plus faite par quelqu’un, elle est faite par tout le monde. Des mots ! des mots ! des mots ! comme dit Hamlet, né comme tous les chefs-d’œuvre sous un gouvernement despotique. Savez-vous ce qui est difficile, quel que soit le gouvernement ? Ce n’est pas de faire jouer une bonne pièce, c’est de la faire. Commençons par là. Chef-d’œuvre écrit a le temps d’attendre[1].

Tout à la joie du succès et à l’enthousiasme de la re-

  1. Au moment où j’imprime ces lignes, j’apprends que Ruy Blas est de nouveau et définitivement interdit en France. C’est une faute dont l’auteur bénéficiera plus tard et que le gouvernement regrettera bientôt ; mais au moins le gouverne-