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ments, j’oublie ce que j’ai été, et le moi d’autrefois se sépare tellement du moi d’aujourd’hui, qu’il en résulte deux femmes distinctes, et que la seconde se souvient à peine de la première. Quand, vêtue d’une robe blanche, couverte d’un grand chapeau de paille, portant sur mon bras la pelisse qui doit me garantir de la fraîcheur du soir, je monte avec Armand dans le bateau que nous laissons aller à la dérive, et qui s’arrête tout seul sous les saules de l’île prochaine, nul ne se doute, pas même moi, que cette ombre blanche est Marguerite Gautier. J’ai fait dépenser en bouquets plus d’argent qu’il ne m’en faudrait pour nourrir pendant un an une honnête famille ; eh bien, une fleur comme celle-ci qu’Armand m’a donnée ce matin suffit maintenant à parfumer ma journée. D’ailleurs, vous savez bien ce que c’est qu’aimer : comment les heures s’abrègent toutes seules, et comme elles nous portent à la fin des semaines et des mois, sans secousse et sans fatigue. Oui, je suis bien heureuse, mais je veux l’être davantage encore ; car vous ne savez pas tout…

Nichette.

Quoi donc ?

Marguerite.

Vous me disiez tout à l’heure que je ne vivais pas comme vous ; vous ne me le direz pas longtemps.

Nichette.

Comment ?

Marguerite.

Sans qu’Armand se doute de rien, je vais vendre tout ce qui compose, à Paris, mon appartement, où je ne veux même plus retourner. Je payerai toutes mes dettes ; je louerai un petit logement près du vôtre ; je le meublerai bien simplement, et nous vivrons ainsi, oubliant, oubliés. L’été nous reviendrons à la campagne, mais dans une maison plus simple que celle-ci. Où sont les gens qui