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CHAPITRE LXXVIII.

OÙ APRÈS AVOIR MANQUÉ D’ÊTRE RÔTI, MOUSQUETON MANQUA D’ÊTRE MANGÉ.


lettrine Un profond silence régna longtemps dans le canot après la scène terrible que nous venons de raconter ; la lune, qui s’était montrée un instant comme si Dieu eût voulu qu’aucun détail de cet événement ne restât caché aux yeux des spectateurs, disparut derrière les nuages ; tout rentra dans cette obscurité si effrayante dans tous les déserts et surtout sur ce désert liquide qu’on appelle l’Océan, et l’on n’entendit plus que le sifflement du vent d’ouest dans la crête des lames… Porthos rompit le premier le silence. — J’ai vu bien des choses, dit-il, mais aucune ne m’a ému comme celle que je viens de voir. Cependant, tout troublé que je suis, je vous déclare que je me sens excessivement heureux. J’ai cent livres de moins sur la poitrine, et je respire enfin librement.

En effet, Porthos respira avec un bruit qui faisait honneur au jeu puissant de ses poumons.

— Pour moi, dit Aramis, je n’en dirai pas autant que vous, Porthos ; je suis encore épouvanté. C’est au point que je n’en crois pas mes yeux, que je doute de ce que j’ai vu, que je cherche tout autour du canot, et que je m’attends à chaque minute à voir reparaître ce misérable tenant à la main le poignard qu’il avait dans le cœur. — Oh ! moi, je suis tranquille, reprit Porthos ; le coup lui a été porté vers la sixième côte et enfoncé jusqu’à la garde. Je ne vous en fais pas un reproche, Athos, au contraire. Quand on frappe, c’est comme cela qu’il faut frapper. Aussi je vis à présent, je respire, je suis joyeux. — Ne vous hâtez pas de chanter victoire, Porthos, dit d’Artagnan ; jamais nous n’avons couru un danger plus grand qu’à cette heure, car un homme vient à bout d’un homme, mais non pas d’un élément. Or, nous sommes en mer, la nuit, sans guide, dans une frêle barque ; qu’un coup de vent fasse chavirer le canot, et nous sommes perdus.