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— Qu’est-ce que c’est que la Henriade ? demanda Jadin avec le plus grand sang-froid.

— Vous ne connaissez pas la Henriade ? Il faut lire la Henriade, monsieur, c’est un beau poëme : c’est de M. de Voltaire, qui n’aimait pas les calotins, celui-là ; aussi les calotins l’ont empoisonné… ils l’ont empoisonné ! On a dit le contraire, mais ils l’ont empoisonné, monsieur, aussi vrai que je m’appelle le capitaine Langlet. Ce pauvre M. de Voltaire ! Si j’avais vécu de son temps, j’aurais donné dix ans de ma vie pour conserver la sienne. M. de Voltaire !!! ah ! en voilà un qui n’aurait jamais fait maigre le vendredi !

Nous comprîmes à qui l’épigramme s’adressait, et nous courbâmes la tête. Pendant quelque temps le capitaine Langlet nous comprima sous son regard victorieux ; puis, voyant que nous nous rendions, il se mit à fredonner une chanson bonapartiste.

Nous arrivâmes à Fréjus sans nous être relevés du coup. Là, nous primes congé du capitaine Langlet, qui donna de nouveau à Jadin le conseil de lire la Henriade, et qui, se penchant à mon oreille, me dit tout bas :

— On voit bien que vous êtes royaliste, jeune homme, avec votre poisson et vos fleurs de lis ; mais, troun de l’air ! ne dites pas ainsi tout haut votre opinion ; nous n’entendons pas plaisanterie sur Napoléon, nous autres Fréjusains et Antibois ; vous vous feriez égorger comme un poulet, dame ! Ainsi, de la prudence.

Je promis au capitaine Langlet d’être plus circonspect à l’avenir, et nous prîmes congé l’un de l’autre, lui continuant sa route pour Antibes, et nous restant à Fréjus pour visiter le lendemain à notre aise le golfe Juan.

Au moment où nous allions prendre place pour souper, à l’extrémité d’une de ces longues tables d’auberges où dîne ordinairement toute une diligence, notre hôte vint nous demander si nous voulions bien permettre que le jeune homme qui était venu avec nous de Toulon se fit servir son repas à l’autre bout de la table. Comme ce jeune voyageur nous avait paru fort convenable tout le long de la route, nous répondîmes que non seulement il était parfaitement libre de se faire servir où cela lui convenait, mais que si, mieux encore,