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vitreux. Je compris cependant que le mouvement devait être une réaction bienfaisante contre l’engourdissement qui commençait à s’emparer de moi, et je demandai à monsieur le marquis de R… s’il ne pouvait pas continuer son récit en marchant. Il paraît que peu importait au narrateur pourvu qu’il narrât, car, sans s’interrompre, il se mit aussitôt sur ses jambes. Je voulus en faire autant, mais je sentis que la tête me tournait : je retombai sur le banc en demandant d’une voix plaintive un citron. Cette demande fut répétée avec une basse-taille magnifique par le marquis de R…, qui se rassit auprès de moi, et passa de sa première à sa seconde émigration.

On m’apporta le citron ; je voulus mordre dedans, mais pour mordre il faut ouvrir la bouche : ce fut ce qui me perdit.

Celui qui n’a jamais souffert du mal de mer ne sait pas ce que c’est que de souffrir.

Quant à moi, j’avais la tête complètement étourdie, j’entendais mon émigré qui, dans tous les intervalles de mieux que j’éprouvais, continuait son récit. J’aurais voulu le battre, j’aurais même donné bien des choses pour cela, mais je n’avais pas la force de lever le petit doigt. Cependant je fis un effort violent et je me retournai. J’aperçus alors Jadin, dans une position non équivoque, et Mylord le regardant avec de gros yeux hébétés. Tout cela m’apparaissait comme à travers une vapeur, quand un corps opaque vint se placer entre moi et Jadin. C’était mon diable de marquis, qui ne voulait pas perdre le récit de sa troisième émigration, et qui, voyant que je m’étais retourné, venait de nouveau se mettre à ma portée.

La réunion de ces deux supplices me sauva, l’un me donna de la force contre l’autre. Un matelot passant à ma portée en ce moment, je le saisis au bras en demandant ma chambre. Le matelot avait l’habitude de ces sortes de demandes ; il me prit je ne sais par où, m’emporta je ne sais comment, et je me trouvai couché. J’entendis qu’il me disait que du thé me ferait du bien, et je répétai machinalement :

— Oui, du thé.

— Combien ? me demanda-t-il.