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Vous savez qu’alors vous n’auriez qu’à dire un mot…

achard.

Pardonnez-moi, madame, c’est de la tristesse, et non de l’amertume ; c’est l’effet de l’isolement et de la vieillesse. Vous devez savoir ce que c’est que des pensées qui s’aigrissent sur votre conscience, ce que c’est que des larmes qui vous retombent sur le cœur ; non, depuis que par un sentiment dont je vous suis reconnaissant, sans chercher à l’approfondir, vous vous êtes chargée de veiller vous-même à ce que rien ne me manquât, vous n’avez pas un seul jour oublié votre promesse, et j’ai même, comme le vieux prophète, parfois vu venir un ange pour messager.

la marquise.

Oui, je sais que Marguerite accompagne souvent le domestique chargé de votre service, et j’ai vu avec plaisir les soins qu’elle vous rendait.

achard.

Mais, à mon tour, je n’ai pas manqué à mes devoirs non plus, je l’espère ; depuis vingt ans j’ai vécu loin des hommes, et j’ai écarté tout être vivant de cette chaumière ; tant je craignais pour vous, le délire de mes veilles ou l’indiscrétion de mes nuits.

la marquise.

Oui, le secret a été bien gardé ; mais ce n’est qu’un motif de plus pour moi de craindre de perdre en un jour le fruit de vingt années : croyez-moi, plus sombres, plus isolées et plus terribles encore que les vôtres, nul n’a rien su de cette terrible histoire, mais à quel prix ! comprenez-vous ce que c’est que de veiller depuis vingt ans sur un insensé, qui, chaque fois qu’il reprend une lueur de raison, me reproche ma faute, et chaque fois qu’il retombe dans sa folie, répète dix fois le jour ces paroles, avec lesquelles sans doute l’ange du jugement dernier me réveillera dans ma tombe ?

achard.

Et moi aussi, madame, je les ai entendues ces paroles ; car j’étais là lorsqu’il expira en les prononçant.

la marquise.

Voilà pour l’épouse ; mes enfans éloignés de moi pour les éloigner de leur père, mes enfans qui ne me connaissent que par la terreur que je leur inspire, mes enfans qui, lorsque je leur ouvre les bras, tombent à mes genoux et m’appellent madame… voilà pour la mère.

achard.

Vous ne me parlez là que de ceux qui savent que vous êtes leur mère.

la marquise, tressaillant.

Achard !

achard.

N’est-ce pas vous avez tressailli ainsi plus d’une fois, en pensant qu’il y avait dans le monde un homme qui viendrait un jour me demander ce secret auquel vous avez tout sacrifié, et qu’à cet homme je n’avais le droit de rien taire ? mais rassurez-vous, madame, depuis l’âge de quinze ans, vous le savez, cet homme, cet enfant s’est échappé de la pension où on l’élevait en Écosse, et depuis cette époque, nul n’en a entendu parler ; il aura oublié la lettre de son père, il aura perdu le signe à l’aide duquel il devait se faire reconnaître ; ou mieux encore, peut-être n’existe-t-il même plus.

la marquise.

Vous êtes cruel, Achard, de dire une pareille chose à une mère, et vous ne connaissez pas encore tout ce que le cœur d’une femme porte en lui de secrets bizarres et de contradictions étranges : ne puis-je donc être tranquille si mon enfant n’est mort, et un secret qu’il a ignoré vingt-cinq ans devient-il à vingt-cinq si important à son existence, qu’il ne puisse vivre si ce secret ne lui est révélé ? Achard, mon vieil ami, ne pourrait-on lui dire que sa mère est allée rejoindre son père au ciel, mais qu’en mourant elle l’a légué a son amie, la marquise d’Auray, dans laquelle il retrouverait une seconde mère ?

achard.

Oui, vous pourriez lui dire cela, vous, et je vous connais, vous le lui diriez d’une voix ferme, vous pourriez le voir avec des yeux secs et un cœur tranquille, je le sais, vous pourriez, je n’en doute pas, lui parler sans que vos premiers mots soient : Mon enfant ! et cependant c’est le fils d’un homme que vous avez assez aimé, pour que cet amour vous fit oublier les devoirs les plus sacrés, et cependant il y a vingt ans que vous n’avez vu ce fils. Oh ! vous avez du pouvoir sur vos sentimens, vous ; mais moi, moi, si je le revoyais, je ne pourrais que me jeter dans ses bras en disant : Henri ! mon bon Henri !

la marquise.

Mais vous, vous n’avez rien à cacher, quarante ans d’une réputation sans tache ne sont point ternis par ce mot : Mon enfant ! Vous ne vous appelez pas d’Auray, vous n’avez pas un nom, reçu de nobles aïeux, à garder et à transmettre à de nobles descendans. Écoutez, Achard, je suis venue pour vous parler de cela, je suis venue pour vous dire : Prenez pitié de moi.

achard.

Aussi fidèle que j’ai été aux promesses faites à Mme la marquise d’Auray, aussi fidèle je serai à celles faites au comte de Morlaix, le jour où son fils et le vôtre viendra me présenter le gage de reconnaissance et réclamer son secret, je le lui dirai, madame ; quant aux papiers qui la constatent, vous savez qu’ils ne doivent lui être remis qu’après la mort de votre mari ; le secret est là, (il montre son cœur) nul pouvoir humain ne peut l’empêcher ni le forcer d’en sortir. Ces papiers sont dans une armoire près de mon lit, et la clef ne me quitte jamais, il n’y a donc qu’un vol ou un assassinat qui puisse me les enlever.

la marquise.

Mais vous pouvez mourir avant le marquis, que deviendront alors ces papiers ?