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comme je sais les malheurs de votre sœur : c’est une femme hautaine et sévère, plus sévère peut être que ne devrait l’être une créature humaine, qui n’a sur les autres que l’avantage de n’avoir jamais failli ; votre mère, dis-je entendit une nuit des cris étouffés, elle entra dans la chambre de votre sœur, s’avança pâle et muette vers son lit, arracha froidement de ses bras un enfant qui venait de naître, et sortit pâle et muette, ainsi qu’elle était entrée, impassible comme une statue et comme une statue, sans desserrer ses lèvres de pierre ; quant à la pauvre Marguerite, elle ne poussa pas une plainte, elle ne jeta pas un cri ; elle s’était évanouie en apercevant la marquise. Est-ce cela, monsieur le comte ? suis-je bien informé ? ou bien ai-je oublié quelques détails de cette terrible histoire ?

emmanuel.

Aucun.

paul.

C’est qu’ils sont consignés dans ces lettres de votre sœur, qu’au moment de se séparer de moi pour prendre place parmi des brigands et des assassins, Lusignan m’a remises, afin que je les fisse passer à celle qui les a écrites.

emmanuel.

Donnez-les-moi donc, monsieur, et je vous jure qu’elles seront fidèlement rendues à celle qui a eu l’imprudence !…

paul.

De se plaindre à la seule personne qui l’aimât au monde, n’est-ce pas ? Imprudente fille, à qui une mère arrache l’enfant de son cœur, et qui verse ses larmes amères dans le cœur du père de son enfant ! Imprudente sœur, qui, n’ayant pas trouvé dans son frère, appui contre l’abandon de son père et la tyrannie de sa mère, a compromis sa noble famille en signant d’un nom de race des lettres qui peuvent… comment appelez-vous cela, vous autres nobles ?… tacher son écusson, n’est-ce pas ?

emmanuel, avec impatience.

Mais, puisque vous connaissez si bien l’importance de ces papiers, accomplissez donc la mission dont vous êtes chargé en les remettant soit à ma sœur, soit à ma mère, soit à moi.

Il lui tend la main.
paul.

J’étais débarqué à Brest avec cette intention, monsieur ; mais voilà qu’il y a quinze jours à peu près, en entrant dans une église…

emmanuel, avec ironie.

Dans une église ?

paul.

Oui, monsieur.

emmanuel.

Et pourquoi faire ?

paul.

Pour prier.

emmanuel.

Monsieur le capitaine Paul croit en Dieu ?

paul.

Si je n’y croyais pas, monsieur, qui donc invoquerais-je pendant la tempête ?

emmanuel, avec impatience.

Si bien que dans cette église ?…

paul.

J’ai entendu un prêtre annoncer le prochain mariage de M. le baron de Lectoure avec noble demoiselle Marguerite d’Auray.

emmanuel.

Et qu’a trouvé d’étonnant à cela monsieur le capitaine Paul ?

paul.

Rien, comte. Mais un sentiment de compassion bizarre m’a pris au cœur : j’ai pensé que puisque tout le monde, et même sa mère, oubliait le pauvre orphelin (car je présume que c’est de son plein gré, et sans y être forcée, que votre sœur épouse le baron de Lectoure), il fallait que je m’en souvinsse, moi ; que c’était un baptême de larmes assez grand que d’entrer dans le monde sans nom et sans famille, pour n’y pas vivre du moins sans fortune. Dans la position où vous êtes et avec les projets d’ambition qui se rattachent pour vous à l’alliance de M. de Lectoure, ces lettres valent bien cent mille livres, n’est-ce pas, monsieur le comte ? et cette somme ne fera qu’une bien légère brèche au demi-million de rente qui compose votre fortune.

emmanuel.

Mais qui m’assure, monsieur, que ces cent mille livres ?…

paul.

Vous avez raison, monsieur ; aussi n’est-ce que contre une obligation au nom du jeune Hector de Lusignan que j’échangerai ces lettres.

emmanuel.

Puisque ce n’était purement et simplement qu’une affaire d’argent que nous avions à traiter ensemble, il fallait vous épargner, monsieur, la peine de me raconter cette longue histoire, et commencer par où nous avons fini, ou mieux encore, m’envoyer un homme d’affaires. La famille d’Auray a toujours réservé chaque année, pour ses aumônes, le double de la somme que vous réclamez.

Il s’approche de la table et écrit.
jasmin, entrant.

Monsieur le comte.

emmanuel.

Je n’y suis pas, je n’y suis pour personne, laissez-moi.

jasmin.

La sœur de monsieur le comte.

emmanuel.

Qu’elle revienne plus tard.

jasmin.

Elle désire parler à M. le comte, à l’instant même.

paul.

Qu’à cela ne tienne, monsieur, je reviendrai un autre jour.

emmanuel.

Non pas, s’il vous plaît, capitaine Paul, termi-