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lant, il n’y a jamais eu pour moi qu’une terre et qu’un soleil.

emmanuel, avec ironie.

Votre amour national vous fait oublier, monsieur, le sujet auquel je dois l’honneur de votre visite.

paul.

Vous avez raison… Il y a donc deux ans qu’en vous promenant dans le port de Brest, vous vîtes parmi ses nombreux vaisseaux un brick, à la carène étroite, aux matériaux élancés, et vous vous dites : Il faut que le capitaine de ce bâtiment ait de puissants motifs pour faire le commerce avec un navire qui porte tant de toile et si peu de bois. — De là, naquit dans votre esprit l’idée que j’étais un corsaire, un pirate, un flibustier… que sais-je ?…

emmanuel.

Me suis-je trompé ?

paul.

Je crois vous avoir déjà exprimé mon admiration, monsieur le comte, pour la perspicacité avec laquelle vous jugiez au premier coup d’œil les hommes et les choses.

emmanuel.

Trêve de compliments, monsieur ; venons au fait !…

paul.

Dans cette persuasion, vous descendîtes donc à mon bord, et vous trouvâtes dans l’entre-pont le capitaine Paul… Vous étiez porteur d’une lettre du ministre de la marine qui ordonnait à tout officier au long cours, requis par vous, de conduire à Cayenne le nommé Lusignan, coupable d’un crime d’état.

emmanuel.

C’est vrai.

paul.

J’obéis, monsieur, car je naviguais alors sous le pavillon de France, et j’ignorais… (Ici Emmanuel se lève et s’approche de Paul) que le nommé Lusignan n’avait commis d’autre crime que d’avoir été l’amant heureux de Mlle Marguerite d’Auray, votre sœur.

emmanuel, lui posant la main sûr l’épaule.

Monsieur !…

paul, se levant et prenant négligemment un des pistolets.

Vous avez là de belles armes, monsieur le comte !

emmanuel.

Et qui sont toutes chargées, monsieur.

paul.

Portent-elles juste ?

emmanuel.

Si vous voulez accepter une promenade avec moi, c’est un essai que nous pourrons faire ensemble.

paul.

Merci, monsieur le comte. Je connais ces pistolets ; ils sortent de la boutique d’un maître allemand très-estimé. J’en ai gagné une paire à peu près pareille à Saint-Georges ; vous savez, le colonel du régiment américain ? Il avait parié couper douze balles de suite sur la lame d’un couteau ; il n’en a pardieu pas manqué une.

emmanuel.

Et comment avez-vous gagné, alors ?

paul.

Je les ai coupées plus au milieu.

emmanuel.

Cela ne change rien à la proposition que j’ai eu l’honneur de vous faire, monsieur. Vous êtes un habile tireur, voilà tout.

paul, avec distraction.

Que voulez-vous ? pendant nos longs jours de calme, lorsqu’aucun souffle de vent ne ride ce miroir de Dieu qu’on appelle la mer, nous autres marins, isolés et solitaires, nous sommes obligés d’accepter les distractions qui viennent au-devant de nous : alors nous exerçons notre adresse sur les hirondelles fatiguées qui se posent au bout de nos vergues, ou sur les goëlands aux longues ailes, dont le cri plaintif nous annonce en passant le retour de la brise, et voilà comment nous arrivons à une certaine force sur des exercices qui paraissent d’abord si étrangers à notre profession.

emmanuel, après un instant de silence.

Continuez, monsieur.

paul.

C’était un bon et brave jeune homme que ce Lusignan ! Il me raconta son histoire, comment cet amour ardent, profond, irrésistible leur était venu dans le cœur, comme à Paolo et à Francesca, comme à Roméo et à Juliette, et comment votre sœur lui répéta ces paroles de la jeune fille de Vérone : Je serai à toi ou à la tombe.

emmanuel, les dents serrées.

Et elle ne lui a que trop bien tenu parole.

paul.

Il me dit leurs amours long-temps chastes comme ceux des anges ; ces projets que tout jeune homme nourrit, de se faire un nom comme celui (riant) d’Alexandre ou de Dante, pour venir le déposer aux pieds de celle qu’il aime ; ses longues et respectueuses instances près de votre mère, ses refus hautains et vos railleries amères, qu’il supporta comme si le cœur d’un homme avait cessé de battre dans sa poitrine ; il me dit ses douleurs, ses larmes, son désespoir, lorsque votre sœur lui ordonna en pleurant de quitter la Bretagne ; il me dit cette nuit d’adieux, d’agonie, de sanglots.

emmanuel.

Et de honte !

paul.

Oui, n’est-ce pas ? Vous appelez cela de la honte, vous autres gens vertueux, quand une pauvre enfant, que tout entraîne et que rien ne soutient, cède à l’âge, à la séduction, à l’amour ! Oui, ils se séparèrent ; mais elle avait succombé, votre mère, qui eût sauvé l’honneur de sa fille, peut-être, si des devoirs sacrés ne l’eussent éloignée d’elle, car je sais les vertus de votre mère,